Bibliothèque de l'Entre-Mondes

Entretien avec Francis Berthelot

 

Francis Berthelot est écrivain et chercheur en narratologie au CNRS. Il vient de publier aux Editions Gallimard Bibliothèque de l’Entre-Mondes, essai consacré aux transfictions.

 

Par Sarah Cillaire

Bibliothèque de l’Entre-mondes se présente comme une définition et une illustration de ce que vous appelez les transfictions, lesquelles constituent une « nébuleuse entourant la frontière littérature générale/littératures de l’imaginaire, nébuleuse dont les contours sont forcément indistincts ». Ces fictions transgressent à la fois le réel (en particulier par la modification des lois temporelles et scientifiques ou par l’utilisation des mythes) et les contraintes de genres propres aux littératures de l’imaginaire (la science-fiction, le fantastique, le merveilleux). Comment avez-vous procédé pour tenter de définir cet espace de fiction particulier qui se caractérise, paradoxalement, par sa non-appartenance à un genre établi ?

C’est le résultat d’une réflexion qui remonte à mon appartenance dans les années 80 au groupe Limite, constitué par des auteurs de SF cherchant à échapper aux canons conventionnels du genre pour entreprendre une recherche plus « littéraire ». J’ai poursuivi cette réflexion au sein de la Nouvelle Fiction, un autre groupe d’écrivains rattachés cette fois à la littérature générale, mais intéressés par les territoires de l’imaginaire et la déconstruction du processus fictionnel. J’ai écrit quelques articles afin de mieux comprendre la nature de cette nébuleuse frontalière. Là-dessus, Sébastien Guillot, alors directeur de la collection Folio SF de Gallimard, m’a demandé de rédiger un ouvrage sur la question. Pour rendre les choses aussi claires que possibles, je me suis appuyé sur le double visage de la narratologie (thématique / discursif), de manière à dégager une série de critères permettant de repérer les ouvrages qui se rattachent à ce corpus.

Votre essai est composé de deux parties : à l’exposé théorique succède un panorama de cent transfictions qui étonne par son hétérogénéité, on mesure alors la difficulté que vous avez dû rencontrer pour tenter de définir ce sous-genre romanesque. Pouvez-vous nous expliquer le choix de cette composition ?

En fait, elle m’était imposée par les normes de la collection. Bibliothèque de l’Entre-Mondes est paru après trois autres ouvrages du même type, destinés à caractériser respectivement la science-fiction (Francis Valéry, Passeport pour les étoiles, 2000), le merveilleux (André-François Ruaud, Cartographie du merveilleux, 2001) et le fantastique (Patrick Marcel, Atlas des brumes ets ombres, 2002). Chacun d’eux comporte une partie historico théorique, suivie par cent notes de lectures sur des ouvrages représentatifs du genre. Dans le cas des transfictions, comme il s’agit de cerner un champ littéraire non encore répertorié (du moins en France), j’en pose les bases théoriques dans une première partie, avant de procéder à un survol historique (au XX siècle) des aires culturelles les plus concernées. Viennent ensuite les fiches de lectures (au nombre de 101, comme les Dalmatiens). Il va sans dire que, pour constituer ce corpus, j’ai été aidé par de nombreux spécialistes des différentes cultures prises en compte.

Le devoir de représentation prôné par le réalisme n’étant plus celui de la littérature, le principe fictionnel devient dans beaucoup de transfictions l’objet de récit. Mais la démystification systématique du contenu fictionnel ne conduit-elle pas à un enfermement ? Autrement dit, comment la transgression du réel peut-elle rester un moyen de dénoncer la réalité ?

Tout ce qui est systématique mène à un enfermement. Certaines transfictions déconstruisent le processus fictionnel, d’autres ne le font pas. Il n’y a dans ce critère rien d’obligatoire. De par leur nature même, les transfictions ne peuvent être définies de façon dogmatique. D’ailleurs, certains textes qui ont à leur époque transgressé une frontière, sont devenus, avec le recul, emblématiques d’un genre, à tel point que leur contenu transgressif s’est atténué avec les décennies. Quant à cette déconstruction, basée sur la traversée de la frontière réalité/fiction, il y a tant de manières de s’y livrer qu’on est encore bien loin du système clos.

En ce qui concerne la réalité, jouer avec ses limites est une bonne manière de les dénoncer, qu’on le fasse en poussant leur logique jusqu’à l’absurde, ou au contraire en les violant sans vergogne. Cela dit, il ne s’agit pas toujours de dénoncer : l’exploration des zones situées au-delà de ces limites est un bonheur fictionnel en soi. A condition ­ dans l’optique des transfictions ­ de ne pas s’enfermer dans des contraintes de genre, comme c’est souvent le cas pour les littératures de l’imaginaire.

Comme vous le remarquez dans votre ouvrage, le narrateur, souvent au centre de la « problématique des réalités truquées » est amené à tendre au lecteur des pièges narratifs (que l’on retrouve par exemple dans Feu Pâle de Vladimir Nabokov, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, l’œuvre de Jorge Luis Borges ou de Julio Cortázar). D’autre part, vous précisez que l’état d’incertitude engendré par l’univers des transfictions est davantage facteur de réflexion que d’angoisse. Pensez-vous que depuis le XIXe siècle, les relations entre auteur et lecteur ont changé et qu’à travers les transfictions, l’auteur partage dorénavant avec un lecteur averti les stratagèmes visant à déconstruire le discours ou la logique représentationnelle ? 

Sans doute, oui. Ce courant littéraire est un des plus intéressants apparus au XXe siècle. Les effets d’étrangeté y sont obtenus en jouant davantage sur le plan discursif que sur le plan thématique, ou en procédant à un savant dosage des deux. Cela crée en effet une sorte de connivence entre l’auteur et le lecteur, ce dernier étant amené à se poser davantage de questions sur la manière dont l’œuvre est construite (ou déconstruite). Entre les singularités syntaxiques, l’usage de la métalepse et l’éclatement péritextuel du roman, les possibilités sont innombrables. Cela dit, il est probable que ce processus tire une bonne partie des transfictions vers la littérature « savante ».

Pour expliquer le peu d’ouverture témoigné à l’imaginaire dans la littérature francophone ­ vous déplorez également les préférences du lectorat qui vont au réalisme -, vous évoquez l’esprit cartésien français. Le monde anglo-saxon, en revanche, a toujours intégré le fantastique et le merveilleux à sa culture et l’Amérique latine a développé au cours du XXe siècle un courant littéraire qui a influencé la littérature mondiale. Pouvez-vous nous présenter quelques-unes des spécificités que vous dressez entre des cultures extrêmement différentes ?

En France, la littérature générale s’enferre dans un réalisme nombriliste que je trouve plutôt affligeant. Parallèlement, les littératures de l’imaginaire ont du mal à s’affirmer si elles ne sont pas estampillées du label « anglo-saxon ». Quant aux fictions « borderline », elles n’ont tout simplement pas d’identité. D’où cet ouvrage qui vise à leur en donner une. Mon propos n’est pas de nommer des spécificités ou d’établir des cloisons ; je laisse ce soin aux spécialistes des aires géographico-linguistiques envisagées. Pour ma part, je cherche au contraire à raisonner de façon synthétique ­ œcuménique, pourrais-je dire ­ pour établir comment, au-delà de leurs singularités, ces aires culturelles possèdent toutes une zone ambiguë où sont déconstruits le carcan du réalisme et les conventions de la paralittérature.

Au-delà de la transgression des lois du monde et des lois du récit, la transgression par l’écriture reste, selon vous, l’outil le plus puissant de déréalisation. A partir de quels critères le caractère poétique de la langue vous paraît-il un facteur de transgression, dans un contexte fictionnel qui peut être par ailleurs réaliste ? 

L’écriture peut devenir un facteur de transgression de bien des manières. La plus simple se situe au niveau du vocabulaire dont la déformation ou la réinvention créent un premier effet d’étrangeté. Ensuite viennent toutes les transgressions portant sur la syntaxe, chaque auteur créant les siennes pour déréaliser à sa guise l’univers qu’il décrit. Enfin, de manière plus complexe, l’écriture est le lieu du glissement métaleptique entre auteur, narrateur et personnage, auquel nombre d’écrivains recourent pour brouiller les frontières entre univers réel et fictionnel.

Avec Bibliothèque de l’Entre-Mondes, il semble que vous souhaitiez donner avant tout une identité à ces fictions inclassables qui contredisent par leur qualité le clivage entre littérature générale et littératures de l’imaginaire. En tant que romancier, vous avez publié aussi bien sous l’étiquette SF qu’en littérature blanche. Si votre définition des transfictions illustre l’espace fictionnel de vos propres romans, dans quelle mesure votre activité littéraire est-elle influencée par votre recherche scientifique ? L’une est-elle en amont de l’autre ?

En fait, elles ont évolué de manière conjointe. Cette recherche théorique est le fruit, comme je l’ai dit plus haut, des réflexions collectives faites au sein des deux groupes d’écrivains dont j’ai fait partie. Mais, à son tour, elle a influencé mon œuvre personnelle : après quatre romans rattachés à la science-fiction, je suis passé à la littérature générale pour entamer un cycle, Le Rêve du démiurge, dont les deux premiers volumes, L’Ombre d’un soldat et Le Jongleur interrompu respectent à peu près les règles du réalisme, l’intrusion d’une surnature se faisant dans le troisième, Mélusath ; elle s’amplifie dans les suivants, Le Jeu du cormoran, Nuit de colère, Hadès Palace ; en même temps se développe une exploration de différents modes narratifs qui se poursuivra dans le septième et le huitième volumes, pour déboucher dans le neuvième sur une déconstruction du principe fictionnel lui-même.

Vous êtes vous-même chercheur en narratologie. Comment le terme transfiction a-t-il été accueilli par vos pairs ?

Au départ, j’utilisais le terme ­ quelque peu indigeste ­ de fictions transgressives. Dans un article rédigé pour la Routledge Encyclopedia of Narrative Theory, il est devenu transgressive fictions, ce qui m’a donné l’idée de le contracter en transfictions. Ce terme a été adopté d’emblée par mes collègues ­ tant écrivains que critiques ou chercheurs. Par ailleurs, il se trouve qu’il fait écho au concept de transfictionnalité posé par Richard Saint-Gelais à propos de la circulation (d’un personnage par exemple) entre une fiction et une autre ; mais cela ne me semble pas problématique puisque, dans les deux cas, c’est bien de la transgression d’une frontière qu’il s’agit. Il y aurait même lieu, à mon avis, de rechercher les points communs entre ces deux approches, voire leur zone de recouvrement.

Design downloaded from free website templates.