Le propre de la fiction

Entretien avec Dorrit Cohn, professeur émérite à l'Université de Harvard, auteur, entre autres, de Transparence intérieure (Seuil, 1981) et du Propre de la fiction (Seuil, 2001).

 

par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic: Dans votre dernier livre, Le Propre de la fiction, vous prônez une franche séparation entre le récit fictionnel et le récit factuel, notamment lorsque vous avancez qu'on « ne peut pas considérer un texte donné comme plus ou moins fictionnel, ou plus ou moins factuel » parce que la fiction « n'est pas une question de degré mais de genre ». C'est une thèse qui risque d'en froisser plus d'un...

Dorrit Cohn: Il m’a toujours paru que les œuvres fictionnelles et les œuvres factuelles étaient très différentes les une des autres. Je crois qu’il n'y a pas d'état intermédiaire et que les lecteurs ont une vision claire de ce qu’est un récit fictionnel. Pour le dire d’une autre façon :  ils ont une préconception du fait fictionnel.

Bien entendu, les écrivains modernes ont essayé de se mettre au milieu, de trouver un état intermédiaire...

A.P. : Peut-on parler de tromperie à propos de ce type d'écrits intermédiaires ?

Dorrit Cohn: Même s'il s'agit d'une « tromperie », comme vous dites, elle  n’est pas éthiquement inacceptable. Ce ne sont que des œuvres littéraires. Un bon exemple est le livre d'Hildesheimer intitulé Marbot: une biographie, dans lequel il a présenté une fiction (la biographie d'un personnage imaginaire) comme une histoire vraie. Ce jeu ne me révolte pas.

A.P.: Pourtant, un cas semblable du point de vue de la forme – Le Protocole des sages de Sion – a eu, lui, les conséquences que l'on sait...

Dorrit Cohn: Dans les cas graves d’abus, effectivement, les conséquences peuvent être terribles. Dans l'exemple que vous évoquez, il y a des rapports politiques et raciaux qui entrent en ligne de compte et qui ne sont pas présents dans Marbot d'Hildesheimer. Je pense que c’est – entre autres – le contexte politique qui rend Le protocole des Sages de Sion inacceptable. Il est évident que les approches formelles se ressemblent, mais cela ne fait que prouver une chose fondamentale : la forme n’est pas tout. La forme est un symptôme, une masse radicale si vous voulez, mais c’est le contexte qui détermine les résultats…

A.P.: Quel accueil la presse américaine a fait au Propre de la fiction?

Dorrit Cohn: Dans l’ensemble, les recensions du livre étaient bonnes. J'ai beaucoup aimé celle de Marie-Laure Rayan. Elle a très intelligemment placé mon ouvrage dans un contexte critique où elle a essayé de définir les différentes attitudes qu’on peut prendre envers le problème de la fiction et du factuel. Il est vrai qu'elle me range parmi les extrémistes qui séparent nettement les deux domaines. Je tiens toutefois à remarquer qu'en ce qui concerne les questions fondamentales, elle reste en accord avec moi. C’est une recension qui envisage mon livre de façon extrêmement intelligente. De façon plus générale, je suis très satisfaite de l’accueil qui a été fait à mon livre par d'autres critiques et surtout par le public.

Il faudrait peut-être rappeler aux lecteurs européens que le  genre de la théorie littéraire que je pratique est mort aux États-Unis. Très peu de gens s’occupent des problèmes que j’ai abordés dans Le Propre de la fiction. Les questions du genre, de la fiction, du factuel sont complètement mises de coté. On s’occupe plutôt de la critique post-colonialiste, de la critique féministe, du  « gay criticism »  et plus généralement d’une critique idéologique. Autant dire qu’aux États - Unis nous sommes dans une phase infortunée. Heureusement, j'ai l'impression que dans certaines universités l'ère de la critique idéologique touche à sa fin.

Même si dans la majorité des départements de lettres l’approche idéologique a encore le dessus, je garde bon espoir de voir très bientôt un renouveau de l’intérêt pour les textes. En effet, les choses diffèrent grandement en fonction de l'université dont on parle, et il n'y a pas de doute que dans certains départements la FAIM des textes est définitivement de retour.

A.P.: Votre livre est composé sur un rythme à deux temps. A une partie exposant très clairement des positions théoriques succède une autre basée sur l'analyse détaillée d'une œuvre concrète. Comment avez - vous eu l’idée de cette organisation ?

Dorrit Cohn: C’étaient des articles séparés que j’avais écrits suite à l’interrogation obsessionnelle sur la fiction et la non fiction et sur la difficulté de définir les deux notions. Il y a dans Le Propre de la fiction des parties issues d'articles vieux de dix ans. En ce sens c’est l’aboutissement d’une décennie de réflexion sur la théorie de la fiction.

D’ailleurs – même si je soutiens parfois que les chapitres théoriques et les chapitres consacrés aux analyses des œuvres concrètes sont « à égalité » génétique dans Le Propre de la fiction - je crois que le côté théorique a une petite primeur car j’ai choisi souvent les œuvres en fonction de mes interrogation générales, comme dans le cas de La mort a Venise qui a été analysé parce que j’étais obsédée par un problème théorique concret qui se reflétait dans ce texte de façon particulièrement opportune.

A.P.: Vous m’avez dit, lors d’une conversation privée que vous n’aviez plus cette faim théorique et que vous avez décidé de vous tourner désormais vers la traduction.

Dorrit Cohn: C’est une espèce de fuite de mes pensées personnelles. J’ai l’impression d’être arrivée à la fin de ce que j’avais à dire.

A.P.: D’où un retour vers la pensée française ?

Dorrit Cohn: … et allemande !

A.P.: Faut-il en conclure que les deux ne sont pas assez représentées aux Etats-Unis ?

Dorrit Cohn: Les principaux théoriciens français ont été traduits aux États-Unis. Aujourd’hui, ils se vendent de plus en plus mal. La conséquence directe est qu'on ne les traduit plus, ou alors irrégulièrement. Pour vous donner un exemple, personne ne connaît les derniers livres de Genette : Figures IV et Figures V.

A.P.: Pourtant, son Discours du récit a rencontré un certain succès outre-Atlantique...

Dorrit Cohn: Oui, mais son esthétique se vend mal, à en croire ses éditeurs...

A.P.: La thèse forte de votre livre est celle des marqueurs de la fictionnalité. L'un de ces marqueurs est celui de la pénétration de la part de l'écrivain de la conscience de ses personnages. Qu'en est-il des oeuvres dans lesquelles l'écrivain s'astreint à feindre ignorer ce qui se passe dans la tête de ses personnages?

Dorrit Cohn: De tels livres existent, bien entendu, mais on voit que ce n'est pas naturel. L'écrivain de fiction regarde presque automatiquement à l'intérieur de ses personnages. C'est, pour lui, quelque chose d'absolument spontané. Lorsqu'il fait le contraire, le lecteur sent qu'il y a quelque chose d'artificiel dans cette démarche, que l'écrivain se retient, qu'il se fait violence. Du moins, c'est le sentiment que j'éprouve face à ce type de textes et dont j'essaie de rendre compte dans Le Propre de la fiction.

A.P.: Je pourrais, à la suite de Jean-Marie Schaeffer, vous opposer la remarque que la pénétration de la conscience des personnages – du moins telle que vous la défendez dans Le Propre de la fiction – est plutôt un apanage des périodes littéraires  récentes et que par conséquent elle ne peut pas être considérée comme une marque fiable de la fictionnalité.

Dorrit Cohn: Je ne crois pas que ce soit une vision juste: il me semble, bien au contraire, qu'au XVIIIe et même au XVIIe siècle ce phénomène existait déjà. Si on va plus loin dans le passé, on se rend compte que les auteurs anciens, notamment les auteurs grecs, pénètraient de façon constante la conscience de leurs personnages. Ce qui peut fausser l'image globale, c'est le fait qu'à cette époque le roman en tant que genre était moins répandu. Par conséquent, on a l'impression que le trait que je mets en relief dans mon ouvrage, est nettement moins représenté qu'au XIXe siècle. Néanmoins, si on y regarde de près, on constate que, dans la mesure où ils étaient écrits à la troisième personne, ces romans étaient caractérisés par la pénétration de la part de l'écrivain de la conscience de ses personnages.

A.P.: Quel rôle assignez - vous aujourd'hui à la narratologie? Est-ce qu'elle est aussi importante qu'auparavant?

Dorrit Cohn: Elle est toujours importante, aussi importante qu'à ses débuts! J'encourage des gens à faire de la narratologie. C'est un champ où les choses sont encore assez approximatives. Il y a beaucoup de travail à faire dans la narratologie classique, travail qui se fait d'ailleurs en ce moment, d'après ce que j'ai entendu dire pendant la conférence (« La métalepse, aujourd’hui », colloque international, Paris, 29,30/11/2002). La narratologie classique est encore à faire. Beaucoup de précisions importantes n'ont pas encore été faites. La typologie de Stanzel et Genette me paraît encore approximative.

D’ailleurs, le colloque « La métalepse aujourd’hui » montre clairement que le champ de recherche est encore très large : même si le sujet me paraît un peu spécial, les contributions restent vraiment fortes. Les participants ont exprimé des points de vue très différents qui, à mon avis, pourraient faire revivre la narratologie.

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