Régimes d’historicité

Entretien avec François Hartog

 

Par Annick Louis

Annick Louis : Dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Paris, Seuil/La librairie du XXIe siècle, 2003) vous resituez la réflexion sur le temps dans la discipline historique et dans l’historiographie et vous marquez le fait que le temps a été laissé de côté ou instrumentalisé dans l’histoire. Vous proposez de repenser la notion de « diversité des cultures » telle qu’elle est développée par Lévi-Strauss dans Race et histoire, en introduisant le concept de temps mais sans introduire l’idée de progrès ou de hiérarchie entre les cultures. Quel serait le lien entre les régimes d’historicité et une culture déterminée ? et quels seraient les liens entre la possibilité de penser une histoire à partir de la catégorie de régimes d’historicité et une culture déterminée ?

François Hartog : Dans ce livre il y a, en effet, cette dimension ou cette interrogation qui n’est pour l’heure qu’une esquisse. Il était important pour moi qu’en essayant de proposer cette notion de régimes d’historicité on ne s’enferme pas d’emblée dans un monde qui serait celui de la tradition occidentale, pour dire les choses rapidement ; ou dans une perspective qui pourrait être d’emblée récusée comme étant européocentriste. Deuxièmement, le temps avait été à la fois constamment présent dans la constitution des sciences humaines et sociales et, en particulier de l’ethnologie, qui s’est installée sur le temps, à partir du temps de l’évolutionnisme ; là aussi, pour aller vite, l’idée que faire un voyage dans l’espace vers les lointains était une façon de faire un voyage dans le temps et de retrouver des stades de la marche de l’humanité. À partir du moment où ces grands schémas n’ont plus fonctionné, ou se sont effondrés, alors ou bien on a abandonné le problème de savoir comment concevoir les modes de rapport au temps de ces sociétés qui n’étaient  pas les sociétés occidentales, européennes, les sociétés modernes ayant eu en leur cœur le progrès et la machine à vapeur ; ou bien on l’a laissé de côté, ou bien on a trouvé des stratégies intellectuelles différentes.

Dans cette perspective, il me semble que le structuralisme, par exemple, vient jouer un rôle, vient s’installer, non pas pour récuser le temps et les temporalités mais pour dire : les questions que je me pose sont différentes ; je mets entre parenthèses cette question là et je réfléchis à partir de propositions venues de la linguistique ­ à savoir la réflexion en termes structuraux. Ou alors, plus récemment, on a vu se développer ce qu’on peut mettre sous le nom de postmodernisme, surtout à partir du monde américain ; et là, si on ne veut pas réactiver les schémas évolutionnistes, on ne veut pas non plus des purs schémas structuraux qui seraient encore une façon de reconduire les partages ou les grands partages, avec un observateur qui se met en dehors du champ d’observation. On  propose alors l’idée que tout se joue dans une même contemporanéité. Il me semble qu’on saisit cette proposition postmoderne de la façon la plus nette dans l’architecture : tous les éléments auxquels on fait appel pour construire un édifice ou un monument sont traités comme s’ils étaient tous contemporains. De même des anthropologues ont défendu l’idée de la contemporanéité de tous avec chacun, et de chacun avec tout le monde. Mais si cette proposition a une utilité pratique, ou qu’elle vaut comme rappel, on en atteint néanmoins assez vite les limites.

La suggestion des régimes d’historicité serait donc une manière de réintroduire les temporalités, la question du temps, en évitant de réactiver les schémas évolutionnistes, ni récuser les approches en termes structuralistes, mais en essayant de proposer une perspective sur le temps qui puisse faire droit à toutes ces composantes du rapport au temps, c’est-à-dire : nous sommes à la fois des contemporains et nous ne sommes pas des contemporains. Et l’important c’est, évidemment, le « à la fois ». Alors cet instrument heuristique qu’est la notion de régime d’historicité, permet de s’interroger sur les modes d’articulation des trois catégories du passé, du présent et du futur, en parlant en termes de catégories, pas du contenu que l’on donne à chacune des catégories, mais des catégories elles-mêmes, et de la façon dont leurs articulations ont varié selon les lieux et selon les époques. À partir de là, je n’ai en aucun cas l’intention de prétendre qu’on possèderait une clé de l’histoire universelle, mais il me semble qu’on a, au moins, un instrument heuristique qui permet d’interroger ces modalités d’articulation. Après, il faut voir ce qu’on peut en faire, ce que ça donne, mais dès lors qu’on a cette perspective on n’est pas condamné, je crois, à dire qu’on a là une notion qui serait, de manière constitutive, porteuse de, ou prisonnière de la tradition occidentale, vue elle-même comme une des modalités d’articulation de ces trois catégories. C’est la raison pour laquelle j’ai ouvert le livre Régimes d’historicité par un premier chapitre qui, par le relais de Lévi-Strauss (ce qui pourrait sembler bizarre) mais aussi de l’anthropologue américain Marshall Sahlins, s’occupe des sociétés des îles du Pacifique, où on peut percevoir non seulement un certain type de régime d’historicité (Sahlins parle « d’histoire héroïque ») mais aussi percevoir ce moment de la rencontre entre les Européens et les Polynésiens, les Maori (à travers la figure emblématique du capitaine Cook). Ce heurt, que Sahlins désigne comme un « working misunderstanding » (un malentendu productif) du point de vue des catégorie culturelles engagées dans la rencontre, a de multiples dimensions : l’une peut se saisir au niveau des temporalités. On peut ainsi percevoir un heurt dans les temporalités, c’est-à-dire que les régimes d’historicité dans lesquels vivent et pensent respectivement les découvreurs et les indigènes ne sont pas homologues. Ce qui contribue à l’écart, à l’incompréhension et, finalement, à la violence.

AL : Vous avez parlé d’esquisse ; on peut dire qu’un des aspects les plus attrayants de ce livre, c’est que vous ne proposez pas un modèle qui serait une totalité mais une notion à partir de laquelle on peut continuer à travailler.

FH : Oui, en effet, pour moi c’est élémentaire de procéder ainsi, mais cela correspond aussi à ma façon de travailler et à ma conviction de ce qu’est le travail intellectuel. Esquisse oui, mais dans plusieurs sens. Je viens d’en indiquer un ; une autre dimension de l’esquisse, c’est bien de suggérer que la notion de régime d’historicité est un instrument, ça n’existe pas dans le réel : vous ne rencontrerez jamais un régime d’historicité sur votre chemin ! C’est un instrument, comme l’est l’idéal type wébérien. Mais je n’ai pas cherché du tout à faire une espèce de cartographie ou d’inventaire des régimes d’historicité depuis les origines jusqu’à nos jours, à travers le monde ; mon souci n’était pas d’inventorier et de conclure : il y en a eu vingt-deux, ou plus ou moins, comme on a pu le faire pour le nombre des civilisations. Je pense à ces grandes tentatives d’Histoire Universelle qu’ont été celle de Toynbee ou celle de Spengler ou, tout récemment, Le heurt des civilisations de Huntington. Justement, mon propos n’est pas du tout celui-là, et il l’est d’autant moins que mon projet n’était pas de décrire les régimes d’historicité en me mettant, si je puis dire, au centre d’un régime d’historicité dans sa plénitude, mais, tout au contraire, de saisir des moments où il y a questionnement, mise en question, doute, ébranlement, affaissement, crise (pour le dire d’un mot commode mais devenu passe-partout). Quand justement ces modalités d’articulation des trois catégories perdent, viennent à perdre de leur évidence, et que l’expérience des acteurs s’exprime comme celle d’une désorientation. Tout d’un coup, une façon d’articuler ces catégories se révèle problématique, d’où interrogations, pertes de repères, difficultés, cela se traduit de multiples façons. Et, bien entendu, précision utile aussi, ce registre des rapports au temps ne prétend pas être le plus explicatif, c’est-à-dire que je ne voudrais pas entendre que c’est ce qui mène le monde.

AL : Justement dans la démarche du livre, il y a ce mouvement par lequel vous définissez le concept de régime d’historicité mais vous vous attardez sur les moments de crise, ce que vous appelez les « brèches » ou « failles » ; ces moments de crise résultent souvent de l’entrée en contact de mondes différents, vous utilisez à un moment le mot « rencontre ». En ce sens la question du temps acquiert une dimension spatiale, ce qui ramène à la notion de frontière sur laquelle vous aviez travaillé auparavant. C’est presque comme si le régime d’historicité se définissait par les moments de « non-régime d’historicité », par une sorte de « non-lieu » des régimes d’historicité. Est-ce que ces « brèches » ou « failles » peuvent être considérées par opposition aux moments de « plein régime d’historicité », ou est-ce qu’elles mettraient en place d’autres modes de régimes d’historicité ?

FH : Évidemment, c’est la question principale. Et peut-être faut-il revenir à ce qu’est le point de départ du livre. On a parlé jusqu’à présent des Maori et des sociétés lointaines, dites exotiques, mais le point de départ c’est notre présent, notre présent présent. J’ai retenu une date symbolique, qui est celle de 1989 : année de la chute du mur de Berlin et symbole de l’écroulement d’un régime, d’une idéologie qui avait mis l’histoire au poste de commandement, et qui était mue, qui était habitée par une perspective que j’appelle « futuriste », au sens suivant : « futuriste », si on veut dans le sens de Marinetti, mais plus précisément « futuriste » voulant désigner la perspective qui donne la primauté au futur, ce qui veut dire, de façon plus précise, que l’intelligibilité de ce qui se passe, de ce qui s’est passé et de ce qui doit se passer, provient du futur. La lumière vient du futur, c’est sur elle qu’il faut se guider, c’est vers lui qu’il faut marcher. Un tel schéma peut prendre différentes incarnations, l’intelligibilité venant du futur, cela peut-être la Nation, le peuple ou le prolétariat - ce sont ces incarnations qu’on a connues entre le XIXe et le XXe siècle ; et si on prend la Nation, par exemple, la Nation est à la fois le but vers lequel il faut aller, la finalité de l’histoire, mais aussi ce qui permet d’expliquer tout ce qui s’est passé en amont.  Donc, on a une intelligibilité régressive qui opère, mais cette perspective futuriste, en gros, (et là c’est la tradition européenne qui est alors prépondérante), elle s’instaure vers la fin du XVIIIe siècle et 1989 scelle, peut-être, sa fin ou, en tout cas, un moment de mise en question fort. Ce que je peux en dire n’est pas original, depuis vingt-cinq ans les écrits autour du temps, de la crise du temps se sont multipliés. Il y a toute une expression littéraire de cette dimension du temps aussi. Qu’on pense à la place de la mémoire. Mais ce qui me frappe dans ce moment dans lequel nous sommes, c’est la prépondérance de la catégorie du présent. D’où la proposition de dire : ce temps, ce mode du rapport au temps où domine le point de vue du présent, on peut l’appeler « présentisme » pour le distinguer du futurisme précédent. Si l’on fait un pas de plus en arrière, on peut montrer que le régime moderne viendrait lui-même s’instaurer à la place d’un régime où la catégorie du passé était ce qui donnait l’intelligibilité du présent et du futur ; ce régime je l’appelle, évidemment, l’ancien régime d’historicité. L’autre date symbolique que l’on peut retenir pour ce « passage » serait 1789. Les grandes modalités de rapport à ce passé étaient d’une part l’imitation et d’autre part l’exemplarité. Mais dans tous ces mouvements, que je schématise, il ne faudrait rien imaginer de mécanique.

AL : Vous parlez d’une fin, mais dans votre démarche il y a comme un mouvement concentrique, comme si aucun régime d’historicité ne pouvait être considéré comme révolu, ce qui contribue aussi à écarter toute idée de linéarité et de progrès dans le modèle.

FH : Vous avez raison, c’est une remarque tout à fait juste. Quand vous écrivez un livre vous êtes bien obligé de partir de quelque part et d’aller vers quelque part, et de marquer les points de passage ou de basculement, parce qu’il y a aussi une fonction pédagogique, au sens le plus large ; mais la contrepartie, c’est évidemment la schématisation et l’idée que pourrait tirer un lecteur, et qui serait erronée, qu’on a encore une fois une succession mécanique et qu’à un régime en succède un autre. Il est bien clair que l’ancien régime d’historicité ne disparaît pas en 1789 et que le nouveau régime, ou régime moderne, commence avant 1789, et qu’il y a des chevauchements ; et puis il faut aussi introduire des différentiations en termes de différentiations sociales, puisque les mêmes milieux ne vivent pas rigoureusement dans les mêmes temps, et a fortiori dans des sociétés d’ancien régime. Tout ça doit être très minutieusement précisé si on veut éviter la caricature ; mais ce qui m’intéressait c’était de braquer le projecteur sur des moments de mise en question, de crise, ces « failles » ou « brèches » (pour reprendre l’expression employée par Hannah Arendt, qui parle de « gap » dans le temps) et de les évoquer, ces « brèches », en pensant à notre présent présent : sommes nous dans une telle situation ?

Allons voir ­ et c’est ce que peut proposer l’historien ­ allons voir, par un mouvement de va-et-vient, vers des moments (du passé) où les articulations de nos catégories se sont trouvées mises en question. D’où, aussi, le choix de textes ou de personnages, d’auteurs, qui sont cruciaux pour essayer de mieux saisir ces moments-là. En ce qui concerne l’entre ancien régime d’historicité et le régime moderne, j’ai choisi Chateaubriand, qui m’a paru s’imposer. Mais j’ai pris aussi pour la préhistoire des régimes d’historicité, la scène où Ulysse se trouve confronté à l’aède Démodocos chez les Phéaciens, une scène tout à fait extraordinaire ; je ne vais pas développer ce point maintenant, mais il m’a semblé que cette rencontre où Ulysse est brusquement confronté à son passé pouvait être interrogée du point de vue de ce que j’appelle une sorte de préhistoire des régimes d’historicité, c’est-à-dire une configuration dans laquelle la catégorie du passé n’était pas encore pleinement disponible. Et le problème d’Ulysse au moment de cette rencontre c’est qu’il n’a pas les mots pour dire : c’était moi alors, le preneur de Troie, c’est moi aujourd’hui, le naufragé, et c’est moi Ulysse. Je trouvais qu’on avait là quelque chose qui était tout à fait passionnant, et qui nous place dans un monde, pour ainsi dire, antérieur à la tradition occidentale, (même si Homère en est un élément) et dans un univers qui ne connaît pas la révélation, juive ou chrétienne ; et qui par conséquent a un rapport au temps nécessairement différent. Du coup, cette scène permettait de réfléchir à la notion de régime d’historicité dans un univers, qui n’est pas (encore)  devenu celui de la tradition occidentale.

AL : Certains régimes d’historicité sont appréhendés à partir de textes littéraires, c’est donc le cas de l’Odyssée, et de certains des textes de Chateaubriand, La Nausée de Sartre. La littérature a ou a-t-elle eu une fonction spécifique dans la constitution des régimes d’historicité, et dans leur perception ?

FH : Sûrement. Alors, constitution, perception : est-ce qu’on peut vraiment distinguer deux phases ? En ce qui concerne Ulysse, il est difficile de savoir ce que l’on pensait alors ! Après, oui, on peut parler de l’Odyssée et de la manière dont l’Odyssée a été présente d’abord en Grèce et puis au-delà, ce qui est un peu un autre problème. Conception et perception, oui, assurément avec Chateaubriand. Ce que je trouve extrêmement fort dans le cas de Chateaubriand, ce n’est pas qu’il ait écrit tel ou tel texte de telle manière ou de telle autre, c’est que, à mon avis, toute son écriture est elle même non seulement traversée par cette question des régimes d’historicité ­ si l’on accepte cette proposition ­ mais qu’elle est même constituée par cette question. Chateaubriand décide de devenir écrivain alors qu’il est en exil à Londres (alors que ce n’était pas son « plan de carrière » avant la Révolution et que la probabilité en était très réduite) et il va s’y tenir, et va aussi vivre de sa plume, même si, comme chacun sait, il aura des problèmes d’argent tout au long de sa vie. Cette écriture va être habitée par cette question du temps. Justement, la force de sa position, la force de son écriture, c’est qu’il ne va jamais choisir entre l’ancien régime d’historicité et le nouveau ; qu’il ne va pas vouloir essayer de réinstituer par son œuvre ce rapport au temps de l’ancien régime ; mais il ne va pas non plus se détourner du régime moderne. Alors que sa carrière politique montre sa fidélité à l’ancienne monarchie, qu’il ne va jamais abandonner même s’il sait bien que c’en est fini. Il y a cette image qui revient dans ses textes du fleuve avec ses deux rives : il a plongé dans ce fleuve et  s’est tenu entre les deux rives, il n’a pas voulu/pu rester sur l’une ou prendre pied sur l’autre ; donc, il s’est toujours tenu, lui, dans cette brèche, dans cet entre-deux du temps ; et là où cela éclate de manière la plus perceptible et aussi la plus forte c’est dans les Mémoires d’Outre-Tombe, qui sont faits justement de ces mouvements d’aller et retour ­ du point de vue de la structure temporelle en oeuvre - entre ancien régime d’historicité et nouveau régime d’historicité ; avec ces permanents appels et rappels des dates, leurs superpositions, les court-circuits qu’opère Chateaubriand. S’il est vrai que la littérature précède le savant, voit plus loin, et reste plus longtemps, alors l’historien aurait grand tort de se priver de ce matériau. Comment s’en servir sans lui faire tort, c’est-à-dire sans l’aplatir ou en faire un usage positiviste ?

AL : Justement vous ne prenez pas le texte littéraire comme document, mais comme le lieu même de constitution de la problématique.

FH : Tout à fait. Et je crois qu’en procédant ainsi on évite ce qui m’avait beaucoup heurté quand j’avais commencé à travailler, c’est-à-dire cet usage trop documentaire de la littérature par des historiens qui tout d’un coup découvraient la littérature ; évidemment, quand on lit Balzac et qu’on est historien du XIXe siècle, on se dit : voilà le Paris des années 1820 ; Balzac lui même, dans la préface de La comédie humaine a cherché à faire croire que c’était ça, bien entendu. Usage documentaire sûrement pas, étant entendu aussi que même le document historique, étiqueté comme tel, doit lui-même être traité de manière beaucoup plus problématique qu’on ne l’a fait pendant des décennies. Et puis, pas d’usage documentaire de la littérature, ce qui nous fait aussi échapper à ces questions qui ne sont pas sans importance mais qui ont souvent été mal posées, de l’histoire et de la fiction ; par exemple, lorsqu’on disait : alors on est dans la fiction, ce qui fait qu’on n’est pas dans le réel, et si on n’est pas dans le réel alors il n’y a plus de réel, et alors l’historien, qu’est-ce qu’il fait ? On est très vite conduit à: on peut dire n’importe quoi, anything goes, tout vaut pour tout, ou même à proclamer qu’il n’y a plus de réel. Avec au terme la confrontation avec le négationnisme. Tout cela a occasionné pas mal de quiproquos et depuis Temps et récit de Ricoeur, les historiens n’en parlent plus.

AL : En effet, cet usage de la littérature comme document se retrouve aussi chez beaucoup de littéraires. Une autre question qui se pose par rapport à la littérature, c’est celle du statut de l’auteur ; l’Odyssée est un texte qui a un statut auctorial un peu particulier, mais ce n’est pas le cas de Chateaubriand. Est-ce qu’on peut parler à partir de là d’une sorte d’effacement de l’auteur ou alors, et c’est l’impression qu’on a en lisant votre livre, on peut dire qu’une nouvelle catégorie d’auteur se met en place ; car vous disiez, par exemple de Chateaubriand, que l’auteur devient une sorte d’acteur dans la constitution des régimes d’historicité.

FH : L’auteur, il est là en tant qu’acteur, c’est celui qui, par son travail, élabore cet objet auquel on peut poser ces questions. Bien entendu, si on pense à Chateaubriand, il a presque théorisé cela, cette question du temps ; théorisé à sa façon, par le recours à certaines métaphores, ce qui est une façon de faire de la théorie à ce moment-là, comme Michelet, plus tard, dans la grande préface de son Histoire de France. Oui, je crois tout à fait à cette présence de l’auteur sous cette forme-là, et je crois aussi à la présence de l’historien comme auteur ; comme partie prenante de la réflexion mais aussi de la construction de l’objet. Et qui ne se donne pas une place d’extériorité, de surplomb ; il sait très bien, cet historien, qu’il est « dedans » et que cela implique des limites, des aveuglements ; et c’est même pour autant qu’il est dedans et qu’il essaie de réfléchir à cette position qu’il peut problématiser certaines propositions ; cet historien va, avec son questionnaire, vers ces auteurs du passé ou ces moments du passé ; s’instaure ainsi une espèce de va et vient, entre Ulysse et moi par exemple…

AL : Cela renvoie aussi à la différence que vous établissez entre « auctor » et « compilator », qui évoque aussi la catégorie du témoin dans la perspective de l’historien.

FH : Cet autre développement que vous venez d’introduire concerne la place de l’historien par rapport au témoin et à l’auteur littéraire. L’historien ne fait-il que rapporter, « dire ce qui s’est passé », comme le voulait Aristote ou bien est-il aussi du côté du  poiein, du faire, comme le poète tragique ? L’histoire moderne, au sens du XIXe siècle, s’est justement élaborée avec cet idéal d’une science qui devait être construite sur le modèle des sciences de la nature, et, du même coup, il fallait faire disparaître l’historien du paysage ; l’historien devait être absent, s’absenter pour que l’histoire-science puisse se dire. Ce qui impliquait que l’histoire ne devait s’occuper que du passé, qu’on instaurait la coupure entre présent et passé comme geste constitutif ­ c’est un point sur lequel Michel de Certeau avait attiré notre attention ; et, deuxièmement, qu’elle ne devait travailler qu’avec des documents écrits, et récuser donc tout ce qui était directement marqué du sceau de la mémoire. Cette configuration de l’histoire, elle même liée à ce régime moderne d’historicité que j’ai évoqué, est devenue caduque. Et, en effet, si on a vu devenir inopérant ce schéma, avec la montée de la catégorie du présent, on a vu en même temps se définir, se revendiquer une histoire du présent, signalée explicitement en France par un Institut d’histoire du temps présent, créé en 1978 ; ce qui pouvait apparaître comme la continuation de quelque chose qui avait commencé bien avant, à savoir : la revendication pour l’historien de pouvoir faire ce qu’on nommait de « l’histoire contemporaine », qui n’était pas moins scientifique (dans son principe) que l’histoire dite moderne, ou médiévale, même si la question des sources s’y posait dans des termes différents. On pouvait considérer que c’était l’aboutissement de cette marche de l’histoire contemporaine vers la reconnaissance de sa pleine légitimité. Mais je pense que c’était aussi un indice de cette montée de la catégorie du présent, et de l’idée que l’histoire qui désormais importe, celle qui intéresse et interpelle, c’est l’histoire du temps présent, l’histoire du passé proche; et qu’un historien se doit d’être là, sur ce chantier, et de répondre à cette demande sociale, médiatique, politique qui s’exprime. Avec la remarque que ce temps présent s’est rallongé ; de fait l’Institut d’histoire du temps présent prenait la suite de l’Institut de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, son objet premier était cette période, et en particulier l’histoire de la résistance, l’histoire de la collaboration en France. Nous venons de célébrer en mondovision le soixantième anniversaire du débarquement du 6 juin 1944.

Montée de la catégorie de présent et émergence et installation d’une histoire qui prend en charge le temps présent avec justement l’apparition et la prise en compte nécessaire de nouveaux acteurs, car c’est une histoire avec témoins. La question est de savoir quelle place vont désormais avoir ces témoins. Pendant longtemps, auparavant, les témoins n’étaient que des sources ; à partir du moment où le témoin est une personne qui est là, les choses changent, tandis que se développait ce qu’on a appelé l’histoire orale : quel est le statut de celui qui pose des questions par rapport à celui qui répond ? quel est le personnage principal dans cette nouvelle façon de faire de l’histoire. La montée du témoin dans notre espace public a été reconnue, et on a pu la dater, selon le livre d’Annette Wieviorka, du procès Eichmann, en 1961, où pour la première fois des témoins en nombre sont invités à donner leur témoignage sur quelqu’un qu’ils n’ont pas connu directement, mais ils étaient là pour témoigner de ce qu’ils avaient enduré. Et il me semble que cette montée du témoin n’est pas séparable non plus du développement de l’économie médiatique qui privilégie l’authenticité, l’immédiateté, et aussi la victime. Du même coup, le témoin semble échapper à l’historien ; on ira plus volontiers, les médias en particulier, vers le témoin que vers l’historien qui apparaît comme un médiateur (Gabriel Monod parlait de pontife), alors que l’on cherche de l’immédiat et de l’émotion, la non médiation. Alors que l’historien est, par fonction, celui qui crée de la distance et qui produit de la médiation.

AL : Quel est le statut de ce que vous appelez les « signes » et quel est leur lien avec les régimes d’historicité ? La littérature apparaît comme un signe privilégié pour un régime d’historicité, tout en contribuant à lui donner forme et visibilité. Ainsi l’architecture et le présent ? Serait-elle un signe du régime du présent, du « présentisme » ? Peut-on dire que chaque régime d’historicité est perceptible, ou se manifeste, à partir d’un type de signe privilégié ?

FH : On peut en risquer l’hypothèse. L’architecture, dans sa définition déjà presque un peu ancienne du post-modernisme, me semble être un indice visible de ce rapport au temps où les catégories de passé, de présent et de futur semblent s’être réduites, réunies sous le parapluie d’un présent dévorant. On peut faire appel à tous les styles en même temps : tout est citable et mis sur le même plan.  Trouve-t-on d’autres signes ? Sûrement. Le fonctionnement de nos médias est plus qu’un signe, car c’est un élément qui se nourrit et qui nourrit ce type de rapport au temps ; la révolution informatique aussi, car on est dans l’immédiateté mondiale. Ces éléments sont plus qu’un signe puisqu’ils contribuent à formater le présent.

Mais je voudrais revenir sur le fait que le « régime présentiste » est proposé sous la forme d’interrogation dans le livre : depuis une vingtaine d’années, voyons-nous l’émergence d’un nouveau régime d’historicité, dans lequel le présent serait la catégorie dominante, ou n’est-ce qu’un moment, qu’une figure provisoire ? À cette question, je n’ai pas de réponse simple ou assurée. D’autant que, comme on l’a rappelé, un régime d’historicité n’est pas une affaire qui est décrétée par quelqu’un ou par une providence un beau matin. Simplement, je crois que le fait de poser cette hypothèse peut avoir une vertu heuristique, qui est de réfléchir sur la configuration de temporalité dans laquelle nous nous trouvons. Et on peut se demander encore : est-ce que notre situation présente ­ et il faudrait préciser l’extension de ce « nous » - serait celle d’un présentisme plein ou bien sommes nous dans un présentisme par défaut ? Et je disais qu’il faut préciser l’extension du « nous » car ce que nous percevons en Europe n’est évidemment pas perçu de la même manière en Chine, ou même aux États-Unis, ces pays qui sont à la fois neufs et vieux. Je ne veux pas imposer le présentisme à tout le monde ! On rejoint-là le débat mondial autour de la globalisation. La structure de la globalisation est plus présentiste qu’autre chose, du point de vue du temps ; on peut faire certainement des usages futuristes de la globalisation mais les ingrédients de la globalisation sont des éléments qui ont une composante présentiste. La globalisation a des traits présentistes ; donc même si ce présentisme est plus accentué dans notre vieille Europe, qui est, elle aussi, dans la globalisation mais qui y est entrée différemment parce que justement les rapports aux temps n’étaient pas les mêmes, elle n’est pas non plus une espèce d’isolat par rapport à un reste du monde qui serait lui uniquement dans un régime moderne d’historicité.

AL : Justement, lorsque certains de ces traits du présentisme sont exportés dans de ce qu’on appelle les pays périphériques, ils sont souvent resignifiés et deviennent des composantes non plus d’un présentisme mais les traits d’une modernité, d’une participation à l’histoire.

FH : Oui, mais si vous l’appelez modernité, tout change. Et, alors, il faut dire que la modernité est présentiste, ou le devient, alors que modernité en Europe impliquait, selon moi, une prépondérance du futur, du point de vue du futur.

AL : Je voudrais pour finir évoquer la question des genres littéraires. Car la démarche de votre livre emprunte au récit de voyage. Quel serait le rapport entre le genre littéraire et l’histoire ? Entre le genre littéraire et l’historiographie ?

FH : Si vous me posez la question du point de vue général, il faudrait partir de très loin, pratiquement d’Aristote et de la place de l’historia, ou de la non-place de l’historia dans les genres littéraires. Mais en ce qui me concerne, de manière beaucoup plus réduite, le récit de voyage est assurément plus qu’un modèle ; non pas dans le sens où je chercherais à imiter les récits de voyage mais c’est, au fond, la matrice du questionnement et de l’écriture. J’ai toujours conçu mes livres (cela commence avec Le miroir d’Hérodote) comme des récits de voyage. Alors, plus ou moins explicitement, il s’est toujours agi de parcourir, de traverser des questions comme on traverse des pays, sans s’arrêter ; je n’ai jamais élu domicile ni dans une question, ni dans un domaine, ni dans une spécialité. Alors que j’enseignais l’histoire grecque à l’université, j’ai écrit ce livre sur Hérodote qui est une réflexion sur l’histoire et l’anthropologie ; et Mémoire d’Ulysse est un travail sur la frontière, sur la frontière culturelle dans le monde antique (mais en ayant comme en sous-texte le monde moderne). Même dans un livre plus centré encore sur un personnage, celui sur Fustel de Coulanges, personnage qui n’est pas aussi exaltant que Chateaubriand ou Michelet, on retrouve le thème de la frontière entre un type d’histoire érudite et la nouvelle histoire qu’il fallait faire à la manière allemande, une écriture qui était presque celle de La vie de Jésus de Renan et puis une histoire qui doit s’écrire autrement, à la fin des années 1860, et une histoire qui ne cesse de se battre, de négocier avec la Révolution française. Et le livre sur les Régimes d’historicité est tout à fait, dans sa construction même, un récit de voyage, avec escales. Je ne conçois pas mon travail autrement.

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