Raconter et mourir

entretien avec Thierry Hentsch
professeur de philosophie politique à l'Université du Québec à Montréal et auteur de Raconter et mourir. L'Occident et ses grands récits (Bréal, 2002)

 

par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic : Je souhaiterais commencer notre entretien par une série de questions très « journalistiques ». Comment avez-vous eu l’idée d’écrire Raconter et mourir ? Y a-t-il eu un événement – une lecture ou un débat – qui a déclenché le travail sur ce livre ? Combien de temps la rédaction vous a-t-elle pris ? Est-ce qu’il y a eu des « interférences » entre votre activité d’enseignant et l’écriture de Raconter et mourir ?

Thierry Hentsch: Raconter et mourir s’inscrit dans le sillage de L’Orient imaginaire (publié aux Éditions de Minuit en 1988), qui, déjà, à travers l’examen critique de notre regard sur l’autre, parlait de nous, de l’Occident. Suite à ce premier livre, je désirais comprendre ce que notre civilisation disait d’elle-même, mais je ne voyais pas par quel bout empoigner ce serpent de mer. Jusqu’au jour où, après des années de questionnement, et devant la pression qu’exerçait sur moi l’imminence d’une année sabbatique, s’est imposée l’idée que je devais aborder l’imaginaire occidental à travers la lecture des grands récits. Je rejoignais du même coup ma passion de toujours pour la littérature. J’ai passé mon année sabbatique entière à ne faire que lire et écrire. À partir de cette matière première, la rédaction du livre s’est étalée sur cinq ans, à raison de deux à trois mois de travail par ans. Si je mets tous ces moments bout à bout, cela fait un peu plus de deux ans à temps plein. Mais je ne serais sans doute pas arrivé au même livre si je n’avais pas eu des espaces de respiration entre ces périodes d’écriture. La lecture des grands récits n’était pas déconnectée de mon travail de professeur. Plus j’avançais dans l’enseignement de la philosophie politique, plus je me persuadais que la mythologie avait beaucoup à dire sur ce plan. J’essayais de faire partager la richesse des mythes avec les étudiants, et je voyais bien que cette expérience les passionnait. Inversement je leur montrais que les philosophes, en dépit de leur méfiance envers la fiction, racontaient plus qu’ils ne le croyaient. C’est dire que les interférences entre l’enseignement et l’écriture ont été et restent très fructueuses. La curiosité des étudiants constitue toujours un puissant stimulant.

A.P. : J’ai été très sensible à la forme de votre livre qui est à la fois un récit agréable à lire et une analyse méthodique. Comment êtes-vous arrivé à sa forme actuelle ?

Thierry Hentsch : Je crois que j’y suis arrivé parce que je n’avais pas, a priori, de thèse à défendre. Je me suis laissé prendre par les récits que je lisais. J’essayais de les lire avec aussi peu d’idées préconçues que possible. Peu à peu, et d’abord presque à mon insu, des liens ont commencé à se tisser, des fils conducteurs me sont apparus. Et il y a eu ce vertigineux moment de bascule : la relecture des Évangiles. Ce sont des textes dont on ne s’étonnera jamais assez. C’est d’ailleurs le propre de tous les grands textes : leur charge d’étonnement est inépuisable. C’est ainsi, je crois, que, malgré l’aspect méthodique de ma démarche, je suis arrivé avec plus ou moins de bonheur à faire de mon propre livre une sorte de récit. Parlant de bonheur : j’aime écrire, je peux passer une journée entière à retravailler trois ou quatre phrases sans voir le temps passer. Le plaisir d’écrire est sans doute pour quelque chose dans la forme de mon livre.

A.P. : Peut-on voir dans la structure et dans le style de votre ouvrage une « mise en abyme » de votre propre démonstration, une façon détournée de donner une « leçon des choses » ?

Thierry Hentsch: Je n’avais pas pensé à cela en ces termes, mais maintenant que vous le dites, je crois que oui. À ceci près que je n’aime pas trop le mot « leçon » et encore moins le mot « démonstration ». J’aimerais que Raconter et mourir soit une invite. Une invite à lire et à relire. Une invite à vivre en meilleure connaissance de nous-mêmes, en meilleure connaissance de la richesse de la civilisation à laquelle nous appartenons et que nous sommes en train de réduire à quelque chose de terriblement pauvre.

A.P.: Dans Raconter et mourir, vous opposez très nettement le récit, que vous assimilez au mensonge, à la réflexion et à la vérité. Or, il me semble que ce n’est pas la seule acception possible de ce terme (sinon il serait impossible de parler du « récit historique » !). Par ailleurs, vous concéder au récit des vertus cognitives, ce qui serait en contradiction avec sa nature « mensongère » ( à moins d’accepter la comparaison avec les nombres imaginaires proposée par J-M Schaeffer dans son article De l’imagination à la fiction … )

Thierry Hentsch : Pour moi, le récit ne s’oppose pas par essence à la vérité. Dans l’introduction de mon livre je reprends simplement la mise en garde que Platon formule contre les faiseurs de fables. Manière de dire que les philosophes, eux, n’inventent pas — ou du moins qu’ils devraient se l’interdire. Le récit est « mensonger » (toujours du point de vue de Platon) dans la mesure où il est fabulation. C’est en ce sens que la fiction est souvent assimilée au non vrai, puisqu’on peut dire qu’en inventant elle raconte ce qui n’est pas nécessairement arrivé, comme Homère dans l’Iliade. Et il est vrai que la particularité du récit historique, ce devrait, sinon d’être vrai, du moins de viser à la vérité. Mais nous savons bien que l’histoire telle qu’elle s’est effectivement produite demeure — comme la réalité — insaisissable. Faire l’histoire, l’écrire à partir des fragments dont on dispose, c’est choisir. Ce choix, déjà limité par les matériaux disponibles, correspond le plus souvent à un besoin de cohérence qui anime aussi la plupart des récits de fiction. La différence entre récit historique et récit fictif réside dans le projet du narrateur : le premier vise à restituer, autant que possible, quelque chose qui a eu lieu, et se donne des règles pour le serrer au plus près; le second se donne toute liberté d’imaginer. Mais l’imaginaire agit — et se construit — dans les deux cas. C’est affaire de dosage, de niveau. Dans la mesure où le mythe fonde ou soutient une représentation du monde, il est effectif, il a des effets réels sur la manière d’être et d’agir de ceux qui le transmettent. Dans la mesure où l’histoire répond au désir de se raconter, de se donner un récit fondateur, elle invente une partie de ce qu’elle raconte. C’est pourquoi la frontière entre ce qui est historique et mythique est parfois, comme dans la Bible, très difficile à tracer. Dans le cas du mythe comme dans le cas de l’histoire il s’agit de mieux se comprendre dans le monde. Tous deux ont donc une fonction cognitive cruciale, mais dans des registres différents, qui pourtant parfois se recoupent, se confondent. Qu’il soit fictif ou historique, le récit peut donc être « vrai » en un sens plus profond, en proportion de son pouvoir d’évocation. En quoi les grands récits sont souvent plus vrais que les livres d’histoire. Il est évident pour moi que la littérature a une grande valeur cognitive, différente mais non moins nécessaire que celle de la science.


A.P. : L’opposition entre le récit et la vérité apparaît clairement dans votre lecture du Nouveau Testament : « Le christianisme accomplit un incroyable exploit. Il réussit à imposer cette antinomie : un récit de Vérité ». Au delà du débat théorique et poétique dans lequel cette distinction peut nous mener, votre interprétation s’avère très prégnante pour la compréhension de l’histoire littéraire et politique de l’Occident. Pouvez-vous, pour les besoins de cet entretien, revenir brièvement sur cette opposition et ses conséquences ?

Thierry Hentsch : Cette opposition peut se comprendre, j’espère, à la lueur de ce que je viens de dire. Le Nouveau Testament tranche avec la tradition narrative qui le précède en ce que le récit évangélique rapporte comme authentiques, comme historiques des événements que leur nature (incarnation, miracles, résurrection) exclut normalement du champ de l’histoire. En quoi il s’offre aussi, selon l’Église (à partir du concile de Nicée en 325), comme un témoignage qui n’a qu’une interprétation possible. Or le récit, le mythe se définissent selon moi comme une narration (orale ou écrite) ouverte à une pluralité de sens, à des vérités plurielles. C’est en ce que le Nouveau Testament raconte une vérité unique, indiscutable (à la différence de l’Ancien), qu’il y a, de mon point de vue, antinomie entre récit et vérité. Et c’est pourquoi il reste si difficile, jusqu’aujourd’hui, de lire l’Évangile comme un mythe. La propagation de l’Évangile en tant que récit de vérité a, je crois, beaucoup contribué à dévaloriser la mythologie et, au-delà, tout exercice de fiction. Mais comme par ailleurs l’attrait de la fiction est irrésistible, celle-ci n’a pas quantitativement diminué, bien au contraire. La fiction et le désir de raconter sont increvables. Simplement on ne leur attribue plus le même pouvoir de dire vrai. Et depuis que la vérité a déserté l’Église, elle semble être passée tout entière du côté de la science. C’est la science, aujourd’hui en Occident, qui a pour mission d’assurer ici bas le salut que l’Évangile promettait pour l’autre monde. Et comme nous croyons que la science existe indépendamment du sujet qui la fait et qu’elle n’a rigoureusement rien à voir avec nos croyances, notre imaginaire et nos représentations, nous lui conférons un pouvoir objectif que n’avait pas l’Église. Ainsi la science, quoique fille du doute, en est paradoxalement venue à incarner aux yeux de bien des gens une vérité plus absolue que la religion, alors que les scientifiques qui s’intéressent un peu aux conditions épistémologiques de leur travail savent bien que, comme le disait Kant, la science ne nous donne aucune certitude sur les choses en soi. Mais aujourd’hui la vérité se confond avec l’efficace. N’est vrai que ce qui fonctionne. La lecture des grands récits m’a progressivement conduit à réfléchir à la signification de cette perte.


A.P. : « Les frontières de l’abus sont donc impossibles à tracer d’avance ou d’autorité. La démarcation se fait d’elle-même avec le temps. » C’est une affirmation audacieuse qui accorde une liberté exorbitante à l’interprète. Elle permet (virtuellement) l’inscription dans un texte littéraire, du sens qui n’y était pas contenu au départ. Or c’est justement contre cet abus que vous vous élevez dans Raconter et mourir. Pouvez-vous préciser / illustrer vos propos ?

Thierry Hentsch : Vous posez l’inépuisable et délicate question de la lecture. L’abus interprétatif fera nécessairement long feu : une lecture que le texte ne peut aucunement soutenir ne tarde pas à s’effacer, ce qui me porte à penser que le temps fait son tri, tout comme il a trié les textes qui nous sont parvenus (tri qui n’exclut pas que des textes de très grande valeur aient été perdus, comme les dialogues d’Aristote). L’interprète paie donc sa liberté de sa crédibilité. S’il accumule les contresens et les malhonnêtetés, il sera rapidement discrédité. S’il dit quelque chose d’intéressant, d’inattendu que le texte ne permet pas d’exclure, il sera contesté et il durera. Toute interprétation, surtout si elle tranche avec les interprétations reçues, est contestable. Est-elle, de ce fait, irrecevable ? Bien sûr que non, parce qu’alors il n’y aurait plus de nouvelle interprétation possible. Mon pari, c’est que chacun, s’il lit attentivement, si le texte lui parle, le réécrit pour son propre usage. Toute lecture passionnée est, en partie, réécriture. Comme le dit magnifiquement Socrate dans le Phèdre, un texte digne d’être lu, relu, transmis, ne contient pas toutes ses possibilités de sens au départ. Il les développe au fur et à mesure de ses lectures successives. Lire est un patient — et joyeux — labeur, lire c’est sarcler la terre où l’auteur a consciemment ou inconsciemment semé des germes destinés à éclore après lui. Et du moment que le père du texte n’est plus là pour défendre son rejeton, personne n’a autorité pour le fermer, pour en réduire le sens, pour bétonner le jardin. L’abus c’est la fermeture.

A.P. : Votre livre est une grande leçon de choix : « Tous les trésors ne peuvent pas s’entasser au même endroit. Il faut choisir ou du moins privilégier une lecture sur d’autres, en gardant à l’esprit que toute interprétation se fait au prix d’une perte. » Vous donnez, dans Raconter et mourir, de nombreux exemples des interprétations erronées des récits qui constituent notre conscience culturelle collective. Par un constant retour au texte, vous restituez à ces œuvres leur sens originel. Pouvez-vous me dire davantage sur votre démarche ?

Thierry Hentsch : On ne devrait pas parler d’interprétations erronées, et si je l’ai fait j’ai commis une erreur. J’en veux aux interprétations figées, mortes, fermées, définitives, autorisées. Ma démarche est très simple, et un peu folle, un peu présomptueuse : je lis les textes comme si personne ne les avait lus avant moi. Je sais que ces textes sont commentés, sur-commentés, archi-commentés, et je revendique la liberté de les lire comme s’ils étaient vierges, nouveaux, inédits. Je ne crois pas au sens originel, je ne suis pas sûr de savoir ce que cela veut dire. Mais il y a peut-être une lecture à faire qui serait originelle pour chacun de nous. C’est probablement ce que je tente de suggérer à ceux qui me lisent. Ne vous laissez pas museler par les érudits. L’érudition est nécessaire, fertile, il est bon que ses fruits soient à la disposition de tous, mais elle ne confère aucune autorité en matière d’interprétation, surtout elle ne limite pas votre lecture, moins encore votre plaisir.

A.P. : La question centrale de Raconter et mourir est celle de l’interprétation historiquement conditionnée, ou, pour le dire autrement, de la projection du sens pluriel dans un texte, qui lui reste unique. Peut-on parler, en ce sens, d’une leçon de modestie critique ?

Thierry Hentsch : Je ne sais pas. Décidément, je n’aime guère le mot « leçon ». Et puis, comme je viens de l’indiquer, je ne me sens pas particulièrement modeste dans ma démarche. Je crois qu’elle a quelque chose d’insolite, au contraire, et en même temps elle me paraît très naturelle. Je me donne la liberté de lire. Et comme je voudrais que cette liberté soit contagieuse, comme je désire inciter le lecteur à retourner librement aux textes, je serais inconséquent de lui asséner mon interprétation à coups de massue, de la présenter comme définitive. C’est pourquoi je préfère suggérer, sans être toujours certain d’y parvenir. Donc, même s’il m’arrive de paraître plus péremptoire que je ne le voudrais, comme parfois dans les réponses que je vous fais ici, je suis tout à fait en faveur de ce que vous appelez la modestie critique. Je serais ravi que Raconter et mourir soit lu de cette façon.

A.P.: Vous proposez une lecture de l’Evangile en deux temps : d’abord comme récit de vérité ; puis comme un mythe où l’affirmation de cette vérité en cache une autre, inavouable. C’est peut-être le moment où la thèse de la pluralité des sens / lectures que vous défendez avec une exemplaire constance tout au long de Raconter et mourir, montre toute sa portée. Pouvez vous, pour les besoins de cet entretien, revenir sur vos propos ?

Thierry Hentsch : Oui, la lecture de l’Évangile est centrale dans mon cheminement, non seulement, comme vous le savez, parce que le récit évangélique brise ce qu’on pourrait appeler la gratuité narrative, mais aussi parce qu’aucun autre récit ne permet mieux que celui-là de comprendre avec autant de force la différence entre le mythe et le témoignage. Les évangélistes témoignent, et un témoin, on l’accepte ou on le récuse, on lui prête foi ou on l’écarte, comme au tribunal. Le mythe n’exige aucune foi. Vous en faites ce que vous voulez. À travers une des multiples lectures mythologiques possibles du récit évangélique (que j’entreprends seulement après avoir tenté de l’entendre dans la perspective de l’Église), j’essaie simplement de montrer l’appauvrissement qu’il en coûte d’être limité à une lecture, à une vérité, s’agissant surtout d’un mythe aussi riche, aussi puissant que le récit christique, qui reprend et condense en lui tant d’autres mythes.

A. P. : A la lecture de Raconter et mourir, on ne peut échapper à l’impression que vous êtes partagé entre la satisfaction toute esthétique de voir l’art du récit gagner du terrain et la déception par les interprétations erronées des grands textes qui constituent notre conscience collective. Peut-on parler du progrès ou de la régression dans les affaires littéraires ? D’ailleurs, ces termes, ont-ils un sens dans les sciences humaines ?

Thierry Hentsch : Justement, c’est ce qu’il y a de bien avec la littérature : tout comme l’art et la philosophie, elle nous délivre de l’idée de progrès. La science se porterait probablement mieux si elle aussi pouvait s’en libérer. Mais cela lui est contraire parce qu’elle multiplie les résultats et produits des outils qui ont un impact cumulatif indéniable sur notre rapport au monde (d’où peut-être la tendance à confondre accumulation et progrès). Il sera toujours difficile de faire admettre à l’opinion que, par exemple, la vision héliocentrique du monde ne constituait pas un progrès aussi décisif que l’on croit par rapport à la conception géocentrique qu’elle détrônait. Alors que chacun sent d’instinct qu’il est futile de prétendre que Racine constitue un progrès par rapport à Sophocle ou Picasso par rapport à Ver Meer. Certains ne manqueront pas de dire que les sciences humaines progressent. Ils ont besoin de cette idée pour pouvoir eux-mêmes « avancer » dans leur recherches. Mais iront-ils jusqu’à soutenir que Durkheim constitue un progrès par rapport à Montaigne ? Ils répliqueront à juste titre que Montaigne n’entendait pas faire œuvre scientifique. Mais cette lucidité, chez l’auteur des Essais, serait pour moi une raison de croire en sa supériorité, si ce mot, ici, voulait dire quelque chose. L’art est un regard qui éclaire le monde, un regard pour être mieux, plus pleinement dans le monde. La question qui compte, c’est de savoir si ce regard aide à vivre ceux qui le portent — et non de savoir si ce regard « avance » ou «retarde ».


A.P.: Par le retour au texte des « grands récits » et par la reconstitution de leur contexte originel, vous montrez à quel point nous sommes dépossédés de nos récits fondateurs. Peut-on dire que le thème central de Raconter et mourir est la méconnaissance de soi : méconnaissance de soi en tant qu’individu, mais aussi en tant que civilisation ?

Thierry Hentsch : Oui, parfaitement. Raconter et mourir est, j’espère, une contribution à la lutte contre la dépossession qui nous menace individuellement et collectivement. Pour un individu comme pour une culture, la plus grande perte, je crois, est la perte qui consiste à passer à côté de nous-mêmes. Et cette menace vient pour une large part de notre méconnaissance de l’héritage littéraire et artistique auquel nous nous référons sans plus prendre le temps de le fréquenter, de le cultiver. Comme le montre magnifiquement Proust, la littérature c’est la vie réfléchie, ressaisie. Renoncer à cette réflexion, à cette ressaisie c’est renoncer à ce qui fait de nous des humains, c’est-à-dire des êtres capables de nous penser comme des êtres pensant et imaginant.

A.P. : Dans votre analyse de la Genèse, l’Autre, symbolisé par le serpent, joue le rôle essentiel de révélateur. Peut-on parler de l’altérité comme facteur/repère essentiel dans la compréhension du fait littéraire ? Quelle place accordez-vous à l’altérité dans l’évolution de la pensée occidentale ? Est-ce que cette place a changé aujourd’hui, dans une époque dont vous ne manquez pas de critiquer les travers dans votre préface ?

Thierry Hentsch : Grande question qui est déjà au centre de L’Orient imaginaire. La manière réductrice dont la tradition ecclésiastique traite du serpent dans la Genèse est effectivement révélatrice de l’étroitesse de notre rapport à l’autre. Alors que dans la cosmologie antique le serpent représente un symbole d’une immense richesse (et notamment porteur de connaissance et de sagesse), l’interprétation chrétienne en a fait l’instigateur maléfique et sournois du péché. Il est en quelque sorte exclu de la charité chrétienne, qui pourtant se veut par ailleurs inclusive. Dans la foulée de cette charité, l’Occident moderne voudrait accueillir l’autre au nom, cette fois, de la fraternité des Lumières. Nous croyons avoir fait un grand pas vers l’universel en remplaçant le Christ par la raison. Mais notre désir d’inclusion n’en est que plus étouffant. Nous n’avons pas conscience qu’à trop vouloir embrasser l’autre nous finissons par le nier. Nous ne sommes véritablement prêts à accueillir l’autre que si cet autre perd son altérité, renonce à lui-même. Nous ne tolérons la différence que comme folklore, mais nous refusons absolument d’être troublés par elle. Or ce qui fait la différence, ce qui fait l’altérité, c’est qu’elles inquiètent. Et j’ai peur que le refus de faire face à cette inquiétude ne soit aujourd’hui en train de durcir. Il y a un grand malentendu autour de la tolérance. C’est souvent une attitude à la fois méprisante et faussement débonnaire : on tolère ce qui ne dérange pas. Ce qui dérange est précisément qualifié d’« intolérable ». Ce seul mot, appliqué à l’autre, montre que cette apparente ouverture cache une fermeture formidable. C’est très dommage : notre civilisation qui a tant emprunté aux autres croit avoir tout inventé et ne veut surtout rien leur devoir. Comment s’étonner, dans ces conditions, que nos valeurs n’aient pas aux yeux de l’autre l’universalité que nous leur prêtons? Ce n’est pas le terrorisme qui nous menace, mais, encore une fois, l’incompréhension où nous sommes vis à vis de nous-mêmes.


A. P. : Je souhaiterais vous interroger sur vos préoccupations scientifiques actuelles : sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Peut-on espérer la parution d’un deuxième tome de Raconter et mourir ?

Thierry Hentsch : Je travaille sur la suite, et la réception du premier tome m’y encourage fortement. Le deuxième tome ira de l’âge classique européen jusqu’à Proust, mais pas nécessairement dans l’ordre chronologique. J’y aborderai entre autres les figures de Don Juan et de Faust. J’aborderai aussi les Confessions de Rousseau, le Zarathoustra de Nietzsche, le Moïse de Freud. Le corpus n’est pas encore fixé. Je sais toutefois que je terminerai par Proust, parce que je dois d’avoir entrepris cette aventure À la recherche du temps perdu.

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