Introduction à la méthode postextuelle

Entretien avec Franc Schuerewegen à propos de Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple proustien, Paris, Classiques Garnier, 2012, collection « Théorie de la littérature » (n° 4).

 

Propos recueillis par Frank Wagner

Frank Wagner : Franc Schuerewegen, la notice bio-bibliographique reproduite en tête de votre dernier ouvrage en date vous présente comme « théoricien littéraire, spécialiste de Balzac », et précise que vous avez « entamé une vita nuova de chercheur proustien ». Pourriez-vous quelque peu préciser les grandes étapes du parcours qui vous a conduit à l’« invention » de ce que vous nommez la « méthode postextuelle » ?

Franc Schuerewegen : Cher Frank, vous avez l’art de la première question juste et précise. J’ai été balzacien, en effet, j’ai même publié, comme auteur, deux livres sur Balzac. Le premier était ma thèse, le second, une sorte d’adieu à la Balzacie. Le second livre a été écrit à cause du premier. Je crois, en somme, que je suis fondamentalement, dans les choses intellectuelles, un nomade. Je sais bien que, dans la tradition universitaire française, on est spécialiste de « son » auteur et qu’on en est spécialiste pour la vie. J’entends encore dire – j’étais alors « jeune balzacien » – par une collègue bien plus âgée que moi, avec une fierté assumée, « cela fait vingt-cinq ans que je suis dans Balzac ». Cela m’avait presque choqué à l’époque. Comment peut-on se glorifier d’une monomanie ? Mon « parcours », comme vous dites, est différent. J’ai écrit sur Balzac, je viens de faire un livre sur Proust, j’ai publié des études sur Racine, Cazotte, Houellebecq, et bien d’autres écrivains. J’ai aussi fait un livre de littérature comparée, sur le téléphone, avec des chapitres sur Kafka, Joyce, Rilke, Mann (A distance de voix. Essai sur les machines à parler, 1994). En somme, la vita nuova est pour moi comme une règle déontologique : vous prendrez soin de ne jamais vous enfermer dans un auteur, de lire plusieurs auteurs, plusieurs textes, plusieurs traditions, plusieurs langues à la fois. La méthode postextuelle, comme je l’appelle, peut aussi être comprise dans ce contexte-là. J’ai fait de la narratologie dans les années quatre-vingt ; j’étais alors, au même moment, fort influencé par les études de réception allemandes, et par la théorie des actes de langage en contexte anglo-saxon ; j’ai été déconstructionniste ; j’ai bien vu ce qui occupe les généticiens proustiens ; et voilà ; du haut, ou du bas…, de ma position exotopique – je vis à Anvers, j’enseigne dans cette ville et, aussi, aux Pays-Bas, à l’Université Radboud de Nimègue –, je propose maintenant du « postextuel » à mon public. Il s’agit là à la fois d’un effort de synthèse : vu ce qui précède, à quoi suis-je arrivé sur le plan de la méthodologie ? et d’un changement de cap. Je veux, une fois de plus encore, faire peau neuve ; je ne veux surtout pas m’enfermer dans les habitudes et la doxa. Lire « postextuellement », cela veut donc dire, tout d’abord, lire autrement les textes, mais sans pour autant vouloir renier son passé.

FW : Précisément, cher Franc, puisque le terme vient de revenir plusieurs fois (sous sa forme adjective) au cours de votre réponse, avant que nous n’en envisagions quelques implications, vous serait-il possible de présenter tout d’abord, dans les grandes lignes, les présupposés et les principales particularités de ce que vous nommez le « postextualisme » avec un seul « t » : je crois savoir que vous y tenez ?

FS : J’écris postextuel avec un seul « t » parce que cela est moins coûteux en encre et, aussi, parce que je pense à un mot comme « post-it », assez caractéristique du global world dans lequel nous vivons, où on « communique » tous azimuts, où l’on mélange les langues, les genres, les cultures, où l’on valorise à la fois la rapidité, l’efficacité et la mémoire. Un « post-it », ma foi, est un assez bon exemple de ce que j’appelle un « postexte » ; cela est souple et malléable, cela n’a même pas la prétention d’être « du texte » ; j’ai toujours à côté de moi, dans ma voiture, où je passe beaucoup de temps, car je suis un nomade, un petit paquet de ces petites feuilles jaunes (ou roses, ou vertes, on en trouve maintenant de toutes les couleurs) si pratiques; je prends des notes tout en conduisant, je les colle ensuite sur le siège à côté de moi, je fabrique une sorte de jolie mosaïque, et quand j’arrive à destination, je suis tout préparé pour l’un ou l’autre travail qui m’attend. J’ai rêvé, en fait, dans mon livre, à une conception de la littérature et de la textualité qui aurait le même type de souplesse, de malléabilité et d’impertinence. Pourquoi faudrait-il « respecter » les textes de Zola, Balzac, Racine, Proust ? Je préconise, moi, une conception de l’œuvre comme « post-it », et j’appelle cela la pensée « postextuelle ». Mais je suppose, mon très cher Franc, que vous voulez des arguments plus profonds, et théoriques ? 

FW : Votre perspicacité vous honore. Il serait bon, en effet, quitte à enfoncer quelques portes ouvertes au passage (?), que vous spécifiiez les liens du « postextualisme » au « textualisme », c’est-à-dire que vous élucidiez les connotations du préfixe « post » tel que vous l’entendez (reniement ?dépassement ? relance à nouveaux frais ?), ainsi que les fondements théoriques (oui) qui motivent ce passage du « texte » au « postexte » comme objet pour peu que l’on puisse encore parler d’ « objet » ? du regard critique.

FS : Alors là, on est vraiment au cœur du sujet. Le postextualisme est un textualisme, donc une pensée du texte, je m’en explique dans le livre. Le préfixe « post- » , comme on l’a d’ailleurs fait remarquer pour d’autres néologismes – postmoderne, poststructuraliste, postféministe –, n’indique pas tout d’abord une volonté de rupture, plutôt une fidélité à un projet existant, en même temps, il est vrai, qu’une envie d’aller au-delà de ce qui existe, donc, une exigence de dépassement. J’avoue dans les pages d’introduction de mon livre un certain « travail de deuil ». Certes, j’ai été traumatisé à vingt ans par la pensée du « tout textuel », j’en ai souffert. Toutefois, j’ai aussi gardé, d’une certaine manière, la nostalgie d’un certain type d’attention critique, d’une façon de lire et de construire la chose littéraire, qu’on appelait à cette époque « textualiste » et « immanentiste », mais cela – je le sais maintenant – n’était ni « textualiste », ni « immanentiste », ces mots-là décrivaient fort mal ce que nous faisions vraiment. Il me semble que nous avons aujourd’hui besoin d’une pensée du texte plus informée, plus évoluée, moins naïve, plus intelligente. Cette pensée évoluée, je n’ose pas dire décomplexée, c’est, pour moi, le postextualisme. Les textes ne sont pas des objets mais des tentatives de construction d’objets possibles ; ces tentatives sont toujours à recommencer, jamais finies, incertaines, donc, fascinantes. Bien souvent j’ai entendu dire, en contexte de colloque par exemple, à propos de la méthode postextuelle dès lors que je tentais de l’expliquer à des non-initiés : « Mais vous faites de la déconstruction façon seventies ! », « Mais alors, si on adopte votre méthode, tout est permis ! », « Mais c’est du n’importe quoi ! », etc. Je trouve, avec votre permission, cher Frank, que ce genre de reproches est d’une crétinerie assez insupportable. Les textes ne sont pas des textes mais des tentatives de construction de textes. Ces tentatives se passent sous le contrôle d’une communauté interprétative. Elles sont sans cesse relancées, redynamisées car on n’est jamais seul à lire, donc, à construire un texte. Personne ne peut dire avec exactitude quand le processus de construction de texte s’arrête ni quels sont ses critères de légitimité. Vous remarquerez qu’en faisant allusion au concept de « communauté interprétative », j’ai cité Stanley Fish, à qui vous avez vous-même consacré un fort bel article. Vous m’interrogez sur mes « fondements théoriques ». Je suis sans doute aussi un « fishien »… Mais je n’oublie pas que l’auteur de Is There a Text in this Class ? (1981) préconisait à fort juste titre ce qu’il appelait lui-même une théorie littéraire « anti-foundationalist ». J’aime le mot. « Anti-foundationalist ». Cela veut dire que toute théorie digne de ce nom doit commencer par s’interroger sur ses conditions de possibilité. C’est ce que je fais, je pense, je l’espère. Nous croyons lire et analyser des textes, commençons par expliquer à notre public comment nous faisons naître ces textes qui n’existent évidemment pas avant que nous fassions l’effort nécessaire pour les faire exister. Montrons patte blanche, en quelque sorte.

FW : Merci pour cette mise au point, claire et vigoureuse. Si l’on s’efforce de comprendre l’origine des rejets que peut susciter le postextualisme, il me semble que la pomme de discorde réside - pour peu qu’une pomme puisse « résider » dans ce que qui vous savez nommait, il n’y a pas si longtemps, « le problème des limites de l’interprétation » « problème » auquel vous vous confrontez vous-même aux pages 16 sq. de votre ouvrage. A l’attention de celles et ceux qui n’ont pas (encore) lu votre livre, et avant que nous n’examinions plus avant les implications épistémologiques de la critique postextuelle, pourriez-vous préciser, en matière d’interprétation, quelles raisons vous font plutôt pencher vers l’opinion de Richard Rorty que vers celle d’Umberto Eco ?

FS : Mais cela va de soi. Rorty a très bien vu, et il a vu tout de suite, ce qui ne peut, par ailleurs, avoir échappé à l’attention d’Eco lui-même – le grand sémioticien est à mon sens bien trop intelligent pour cela –, à savoir que l’interprétation est une forme d’utilisation des textes. Je rappelle pour mémoire que dans Lector in fabula (trad. fr. 1985), puis dans Les Limites de l’interprétation (trad. fr. 1994), Eco évoque une manière de lire « fantaisiste et fantastique », manière qui consiste en gros à instrumentaliser les textes au profit d’un projet personnel, voire d’un projet « fou » : par exemple, attribuer L’Imitation de Jésus-Christ à Céline, lire Le Procès de Kafka comme un « simple » roman policier, ou encore (je préfère évidemment ce dernier exemple) rouler des joints avec les pages de La Recherche du temps perdu…  Hypothèses « fascinantes », écrit Eco, mais inacceptables ... Et pourquoi seraient-elles inacceptables, je vous le demande ? Encore une fois : Eco est bien trop malin pour ne pas se rendre compte que rien n’est inacceptable en ce domaine, et qu’il cherche en somme seulement ici à rassurer les professeurs de lettres, les angoissés, les mauvais lecteurs, en fait… Car vous serez d’accord avec moi que l’interprète, l’herméneute (hermeneuien, « interpréter ») utilise, instrumentalise les textes, tout comme un autre, en fonction d’une série de règles qu’il a acquises ou qu’on lui a transmises : le texte a un sens « caché », ce sens caché, on peut le dégager en « creusant » un peu, etc. Il va de soi que le sens « caché » que l’interprète attribue au texte est un sens qu’il connaissait déjà, avant de commencer son exercice d’interprétation, sinon, comment pourrait-il l’identifier ? Rorty n’a aucune difficulté à démontrer la fragilité du point de vue du sémioticien, voire sa mauvaise foi : Eco théoricien condamne ce qui est très exactement sa pratique quand il est romancier… Les textes ne sont pas des structures interprétables tout bonnement parce que les textes n’existent pas ! Vous avez au départ des marques sur une page, quelque chose comme une partition musicale, au mieux, et vous commencez alors témérairement votre travail d’actualisation, de construction, d’interprétation, si vous voulez, mais il faut à ce moment donner à ce terme une signification musicale. On exécute une partition, on l’interprète, on fait exister un texte. On peut faire exister les textes par le biais d’une herméneutique mais pourquoi serait-ce la seule manière ? Pourquoi serait-ce la seule bonne ?

FW : Pour autant, il n’est pas si aisé de rompre en visière avec la tradition herméneutique. Vous en convenez vous-même, il vous est arrivé, au cours de l’écriture de ce livre, d’avoir « des reflexes d’interpres » (p. 228). A la lecture de votre ouvrage, je me suis demandé si la prise en compte ponctuelle de l’intentionnalité d’auteur qui revient en effet peu ou prou à cautionner une interprétation - n’était pas pour partie due à votre flirt souvent poussé avec la génétique textuelle, voire avec l’histoire littéraire quand bien même vous en faites un terrain de jeu propice à vos ébats postextualistes. Peut-être le refus de souscrire à l’hypothèse de l’intentio operis y est-il également pour quelque chose.  Qu’en est-il selon vous ?

FS : L’homme est un zóon hermeuticon, ce serait une hypocrisie de ma part que de vouloir le nier. Nous voulons que les choses aient un sens, nous avons besoin de faire signifier les choses. D’ailleurs, quand nous disons qu’une chose est « dépourvue de sens », nous lui en donnons un…. Souvenez-vous du fameux article de Barthes sur « l’effet de réel » : il y aurait dans les romans des éléments qui demeureraient, disait Barthes, « en deçà du sens », un baromètre, un « chat jaune »…. Mais en disant cela, Barthes donnait lui-même un sens aux éléments soi-disant « vides » qu’avait remarqués son analyse, il faisait de l’interprétation, de l’herméneutique ! Donc : la volonté de faire signifier les choses, ou les mots d’un texte, est comme une fatalité pour nous, et je ne vais sûrement pas me glorifier d’avoir mis fin à ce qui est de toute évidence un « besoin fondamental » de l’être humain. Toutefois : je distinguerai ici encore, comme je l’ai fait plus haut, à propos de la notion de « texte », entre une pratique naïve et une pratique informée de l’interprétation. L’herméneute naïf, ou hypocrite – les deux vont souvent de pair – commence, comme le magicien de foire, par cacher dans son chapeau haut-de-forme le lapin, ou la colombe qu’il va ensuite, devant un public stupéfait et feignant lui-même la stupéfaction, en sortir… Vous voyez l’étonnement sur son visage, vous entendez les cris du public : un lapin, une colombe cachés dans un chapeau ! Génial ! Mazette ! Evidemment, la chose cachée est la chose que l’on voulait faire apparaître, ni vous, ni moi ne sommes dupes. Bien trop souvent, nos analyses de texte fonctionnent sur ce modèle. Je cache un peu de psychanalyse dans mon gibus, un peu de marxisme, un peu d’humanisme, un peu de féminisme, un peu d’homosexualité plus ou moins refoulée, tout ce que vous voulez en fait, puis je joue au découvreur d’énigmes… J’appelle cela l’herméneutique naïve et je l’oppose à une herméneutique plus informée, ou évoluée, que j’appelle post-herméneutique. Le post-herméneute, qui est aussi un critique postextualiste, refuse l’idée du sens caché, il raisonne en termes de construction de sens, de « fabrique » donc. Si vous voulez que votre texte signifie quelque chose, dites-nous d’abord selon quels procédés vous fabriquez du sens. En somme, soyez conscients que vous faites partie d’une « communauté interprétative ». Les « réflexes d’interpres » auxquels vous faites allusion ne sont donc pas seulement des sortes de tropismes dont je ne parviens à me débarrasser ; je demande, tout simplement en somme, dans mon livre, à ceux et à celles qui « expliquent » les textes, de me dire comment ils font pour les expliquer... « Montrer patte blanche », je reviens encore une fois à cette expression que j’aime. Quant à votre question sur la génétique, il s’agit là d’une autre chose encore, à mon humble avis. Je salue dans l’introduction de mon ouvrage les généticiens proustiens en qui je vois des alliés ; ils ont été les premiers à mettre en évidence la fragilité du dispositif textuel dans La Recherche du temps perdu. L’écrivain écrit, certes, mais il n’écrit pas un « texte », c’est là le travail de l’éditeur, puis des lecteurs. Enfin, pour répondre à votre remarque sur l’intention d’auteur, et l’usage que je fais de ce concept : vous aurez remarqué que je ne me sers jamais de cette notion de façon péremptoire ou terroriste… L’auteur a voulu dire X, ou Y, ou Z… Je mets toujours cela au conditionnel : si je pouvais connaître les intentions de l’auteur, comment utiliserais-je ce type d’information dans mes analyses ? Mais je montre aussi qu’il suffit parfois de construire de toutes pièces une intention auctoriale – alors qu’on n’a aucune preuve objective qu’elle soit présente, ou qu’elle puisse être retrouvée – pour faire avancer l’analyse. Je donne comme exemple mon chapitre sur Proust et Nietzsche. Imaginons Proust en nietzschéen chevronné, et passionné, qu’il n’était pas. En tout cas, une hypothèse de ce genre est difficile à prouver avec les instruments de l’histoire littéraire. Donc, le Proust « nietzschéen », dont le « nietzschéisme » serait l’intentio auctoris, est un personnage irréaliste, impossible… Et pourtant, ce Proust-là explique bien des choses dans La Recherche, lisez mes pages sur les « marines » d’Elstir, manifestes nietzschéens…  L’important n’est pas que l’intentio auctoris existe vraiment ou pas, ou qu’elle soit objectivement retraçable, l’important est d’efficacement se servir de la notion dans le cadre d’une analyse.

FW : L’exemple que vous venez à l’instant d’évoquer permet de mettre en lumière une autre propriété de votre démarche, qui, aux yeux de ceux que vous nommez les « non-initiés », ne manquera pas de paraître paradoxale. En effet, vous affirmez sans ambages que « la critique postextuelle a bel et bien la prétention d’être, outre une activité thaumaturgique et artisanale, une discipline scientifique » (p. 225). Or, comme dans le cas du nietzschéisme de Proust, il advient fréquemment que vos réflexions tendent au « roman » ou à la « fiction ». Vous savez fort bien que, pour le sens commun, la conjonction de ces deux postulations, souvent perçues, à tort ou à raison, comme contradictoires, est très loin d’aller de soi. Pourriez-vous dès lors exposer pourquoi et comment il vous semble nécessaire sauf erreur de ma part de dépasser ou liquider cette illusoire « antinomie » ?

FS : Très franchement, je trouve que l’on méprise le lecteur lambda, « non-spécialiste », en lui attribuant la croyance naïve selon laquelle la fiction serait du domaine des romanciers et des rêveurs – des « songe-creux », comme dit Chateaubriand –, alors que le théoricien, lui, travaillerait dans le « vrai » ! Tout un chacun peut se rendre compte que la fiction n’est ni le contraire de la théorie, ni le contraire de la science. Après tout, on parle bien de science-fiction ! Il y a une part de fiction dans toute entreprise scientifique ; or, cette part est nécessaire. C’est par la fiction que l’on invente, c’est la fiction qui dynamise la recherche et lui permet de progresser. Christophe Colomb croyait avoir découvert les Indes, il était en Amérique. S’il avait su où il allait vraiment, il n’aurait peut-être rien « trouvé ». Il en va de même dans le domaine qui nous intéresse. Toute bonne hypothèse est au départ au moins un peu « fantaisiste et fantastique ». S’il s’agit vraiment d’une bonne hypothèse, toute « fantaisiste et fantastique » qu’elle puisse paraître dans un premier temps, elle deviendra pertinente, voire plausible par la suite… Marcel Proust n’a sans doute jamais su qui était Marcel Duchamp – qui était pourtant son contemporain – ni quel type d’œuvre d’art celui-ci qualifiait du terme de ready-made (ou œuvre d’art « toute faite », « prête à consommer »). Pourtant, imaginons ce Proust-là, construisons-le postextuellement… Si notre travail d’analyse est bien fait, il donnera peut-être des résultats intéressants… Quelque chose, par exemple, comme une théorie proustienne, non duchampienne, du ready-made… Je pense évidemment ici aux pages que j’ai consacrées au pot de chambre de Marcel dans Du Côté de chez Swann, ou à la scène du « chalet de nécessité » dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Fiction véridique : Proust est duchampien malgré lui... Mieux encore : Duchamp ânonne avec ses ready-mades une anti-esthétique proustienne qui remonte en fait à la fin du XIXe siècle et aux textes sur Chardin et Rembrandt…. Dans cet ordre d’idées toujours, cher Frank – je m’adresse également ici au théoricien de la littérature que vous êtes – ne faudrait-il pas aller jusqu’à admettre que ce que nous appelons « théorie » est en réalité et dans tous les cas une certaine forme d’invention fictionnelle ? La théorie explore des possibles, invente des virtualités. La théorie est fiction. Je renvoie entre autres aux recherches des poéticiens sur les « cases vides » : et s’il existait tel ou tel dispositif générique, telle ou telle forme littéraire pour l’instant encore non attestée ? Et si ce qui ne peut en principe exister existait quand même ? C’est fascinant tout cela ! Le mot d’ordre de tout théoricien qui se respecte est alors la phrase de Pascal sur Cléopâtre : « Si son nez eût été plus court ». Dépasser ou liquider une antinomie, dites-vous. Mais il n’y a pas d’antinomie. La science a un côté irrémédiablement et irréversiblement « romanesque ». C’est pourquoi je me permets dans mon livre de me moquer – gentiment – de certains de nos collègues se comportant en analystes honteux : ils font leurs articles, leur travaux scientifiques par devoir, puis écrivent des romans pour leur plaisir en espérant en tirer un peu de vraie gloire. Pour moi, mes analyses postextuelles sont des sortes de petits romans et je prends ces petits romans parfaitement au sérieux, voyez-vous ?

FW : « Illusoire « antinomie » », avais-je écrit : l’adjectif et les guillemets de précaution visaient ainsi à désamorcer cette prétendue opposition, effectivement par trop schématique. Quant à l’intérêt des poéticiens, à commencer par Gérard Genette, pour le virtuel littéraire, il est en effet notoire, et à mes yeux des plus stimulants. Idem de certaines extrapolations théoriques de Stanley Fish et Pierre Bayard. Mais, quitte à paraître à paraître seulement me faire l’avocat du diable, exposant votre position, vous êtes vous-même conduit à user de modalisateurs : « une certaine forme d’invention fictionnelle », « des sortes de petits romans », venez-vous d’écrire, comme si, pour rendre compte de l’aventure théorique telle que vous la concevez, les termes de « roman » et/ou de « fiction » (on pourrait y ajouter « fable ») demeuraient sinon impropres, à tout le moins partiellement inadéquats.  Ne craignez-vous donc pas que cette latitude métaphorique (si c’est bien d’une relation de cet ordre qu’il s’agit) ne risque de desservir votre entreprise, en en fragilisant le socle épistémologique ?

FS : Le socle épistémologique… Je m’interroge sur la formule… Cher avocat du diable, s’il y a un « socle », s’il faut accepter cette idée, c’est qu’on ne bouge plus, ou que le socle est là pour nous protéger d’un accident. Moi qui vis entre les langues me rappelle ici un séjour à Mexico City, où j’étais logé, précisément, dans une chambre avec balcon donnant sur la place centrale de la ville qu’on appelle là-bas le « zócalo », c’est-à-dire, justement, le « socle ». Il y a des tremblements de terre au Mexique, la cathédrale – Proust aurait aimé la visiter – de Mexico City était en train de s’effondrer sous mes yeux, malgré, ou peut-être à cause, de la sorte de fausse assurance que pouvait apporter le mot « zócalo ». La cathédrale tremblait sur son socle de « zócalo », si vous me permettez la formule… Tout ceci pour vous dire qu’il ne faut pas se méprendre sur la prudence toute diplomatique des postextualistes, ni sur la part de nostalgie qu’ils peuvent revendiquer ; leur méthode se veut innovante, militante, bref : nous avons du mal à croire à la pérennité des « socles », nous savons et anticipons la possibilité de leur effondrement, nous vivons dans l’attente, et dans l’anticipation d’un tremblement de terre… Le projet même de toute entreprise épistémologique n’est-il pas d’interroger la validité et la légitimité des « socles » ? Parler d’une latitude métaphorique, c’est dire que l’on croit à l’existence d’un sens propre, d’un sens premier. C’est le rapport hiérarchique entre le propre et le dérivé, entre le littéral et le figuré que la méthode postextuelle, à l’instar de Nietzsche et de Proust, veut précisément mettre en cause…

FW : Cher Franc, heureusement que j’avais pris la précaution de préciser que je ne me faisais qu’en apparence l’avocat du diable d’autant que vous connaissez parfaitement ma position à propos de ces questions… Mais tant qu’à faire, autant continuer à assumer ce rôle ingrat : il n’est donc pas question d’opposer de façon rigide un (hypothétique) sens « propre » à un (non moins hypothétique) « sens figuré », ni un (présumé) sens « littéral » à un (non moins présumé) sens « métaphorique », mais de constater que sont ici en cause des acceptions distinctes du mot « fiction », et d’accepter d’y réfléchir. C’est par exemple ce qui me semble expliquer les réticences de Dorrit Cohn devant l’emploi que fait Hans Vaihinger du terme « fiction » dans sa philosophie du Als Ob. Sans doute vous souvenez-vous également de ce propos d’Antoine Compagnon, que je suis contraint de citer un peu longuement : « […] La théorie littéraire ressemble par bien des aspects à une fiction. On n’y croit pas positivement, mais négativement, comme à l’illusion poétique, suivant Coleridge. […] Du coup, on me reprochera peut-être de la prendre excessivement au sérieux et de l’interpréter littéralement. […] Qui a jamais cru qu’il fallait scruter la théorie à la loupe ? Elle n’est pas applicable, elle n’est donc pas « falsifiable », elle doit être regardée elle-même comme de la littérature. […]
Je serais presque d’accord sur tous ces points : la théorie est comme la science-fiction [cf. l’une de vos précédentes réponses], et c’est la fiction qui nous plaît, mais, pour un temps au moins, elle aura ambitionné de devenir une science. Je veux bien la lire comme un roman […]. Toutefois, quitte à lire des romans, comment ne pas préférer ceux avec lesquels on n’a pas besoin de faire comme s’ils étaient des romans ? L’ambition théorique mérite mieux que cette défense désinvolte qui cède sur l’essentiel […] » (Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p. 279). Puisqu’il est désormais clairement établi que je n’assume ici qu’un fort modeste rôle de ventriloque, que répondriez-vous à l’auteur du Démon de la théorie ?

FS : Vous me donnez ici l’occasion d’introduire, plutôt de rappeler, dans cet entretien, un autre nom qui, pour le postextualisme, est évidemment crucial, il s’agit de Valéry. Bien sûr, je puis moi aussi souscrire au propos d’Antoine Compagnon. La théorie peut et doit être regardée comme une autre sorte de littérature. J’ajouterai que la littérature est très souvent pour moi une forme détournée ou inavouée de réflexion théorique. C’est le cas, bien sûr, chez Proust. Mais j’ai une sensibilité valéryienne, et quand j’apprends que la marquise sort à cinq heures, j’éprouve, comme l’auteur du Cimetière marin, la « manie des substitutions ». Il me semble que, dans la citation que vous donnez, Antoine Compagnon adopte une position contraire. Il est question de « l’essentiel », donc d’une opposition entre « vrais » et « faux » romans, les « miens » par exemple, quand je prétends que le type de réflexion théorique que je défends, ou appelle de mes vœux, appartient aussi au genre romanesque. Je ne sais pas ce qu’il convient d’entendre par « vrais » romans, ni si les « vrais » romans existent ; je sais en revanche que les « vrais » romans, j’entends alors par là : ceux qui sont présentés sous cette étiquette dans nos bibliothèques, m’ennuient toujours un peu, à cause, justement, de la « manie des substitutions » que j’ai en commun avec Valéry. Alors, à tout prendre en compte, et quand on me dit que « quitte à lire des romans, comment ne pas préférer ceux avec lesquels on n’a pas besoin de faire comme s’ils étaient des romans ? », je réponds que je préfère les « sortes de romans », me référant ici encore à Proust qui disait de la Recherche qu’elle était « une sorte de roman »… Or la Recherche est aussi un essai de critique et de théorie littéraire… Bref, je préfère faire  « comme si » (Als Ob) un texte que je « lis » – que je construis sous l’œil inquisiteur de la communauté interprétative – était un roman plutôt que de partir à la recherche d’une hypothétique essence romanesque… Pour dire la même chose différemment, le roman, ce que nous appelons ainsi, n’est peut-être pas tout d’abord un genre spécifique, mais une hypothèse de lecture. Or s’il s’agit d’une hypothèse de lecture, elle peut être formulée pour toutes sortes de construction textuelles, donc aussi pour la théorie… Il n’y a ici aucune insolence de ma part. Bien au contraire, je me place sous le haut patronage de Valéry et de Proust, ce qui n’est pas rien quand même…

FW : Merci pour cette mise au point, selon moi importante. A travers vos réponses, ceux qui ne vous connaissent pas (encore) ont pu se faire une idée de la tonalité que vous affectionnez, et qui joue en outre un rôle non négligeable dans votre Introduction à la méthode postextuelle. Je veux bien sûr parler de la part qu’occupe dans votre travail l’humour,  et peut-être plus encore l’ironie. Vous lisant, j’ai bien souvent pensé en effet à cette formule que l’on trouve dans la Correspondance de Flaubert, « de telle sorte que le lecteur ne sache si l’on se fout de lui, oui ou non » (de ma part, c’est un compliment). En sus de ceux de Valéry et Proust, accepteriez-vous ce 3ème patronage (du moins celui de ce Flaubert-là) ? Et pourriez-vous quand bien même une telle demande est par la force des choses maladroitement paradoxale expliciter quelque peu, exemples à l’appui (ils sont savoureux) la conception que vous vous faites de l’humour et de l’ironie dans le cadre de votre sacerdoce postextualiste, et peut-être au-delà ?...

FS : Pour Flaubert, tout à fait d’accord. J’avais dans un premier temps le projet de mettre en exergue à mon essai la phrase que vous citez, et que l’auteur du Dictionnaire des idées reçues avait prévue pour une hypothétique préface. J’ai finalement mis comme exergue une phrase de Racine mais qui dit, je pense, la même chose d’une autre façon. Je crois que notre travail de critique, notre travail critique consiste aussi à inciter les autres, nos lecteurs, nos pairs – nos lecteurs sont nos pairs –, à réfléchir, à faire en sorte que « ça pense » en milieu littéraire, à l’université, dans les écoles, ailleurs. Si l’on veut que « ça pense », le dogmatisme est bien sûr à éviter de toutes les manières possibles. Soit dit en passant : Proust écrit en 1914 à Jacques Rivière qu’il a voulu mettre en place une construction « dogmatique ». Je suis convaincu qu’il est à ce moment parfaitement ironique, il fait de l’humour, si vous voulez. Vous savez l’autre passage que l’on cite souvent et qui est tout aussi révélateur : «  Je suis forcé de peindre, écrit Proust, les erreurs sans pouvoir dire que ce sont des erreurs ». Essayez de mettre les deux déclarations ensemble… Proust nous dit : je construis une œuvre « dogmatique », je peins des « erreurs » mais je ne vous dis pas que ce sont des erreurs... On arrive alors à quelque chose qui est très exactement la provocation flaubertienne ! Sacré Proust ! Oui, l’humour et l’ironie sont d’excellents instruments heuristiques. Je m’en sers volontiers, c’est là un autre choix de méthode. Mais l’humour n’est pas l’ironie, je suis d’accord avec vous, ce sont deux régimes clairement différents. J’ai une petite préférence pour l’ironie, parce qu’elle est plus du côté d’une invention des « possibles ». Quand on ironise, on suggère que les choses auraient pu être autrement. Quand on fait de l’humour, on les approuve, on est un tout petit peu d’accord avec elles, n’est-ce pas ? Gérard Genette, si mes souvenirs sont bons, a écrit de fort jolies choses à ce propos dans « Morts de rire » (Figures V, 2002). Vous me demandez des exemples d’humour et d’ironie dans mon « sacerdoce postextualiste ». Vous ne voulez tout de même pas que je fasse « mourir de rire » nos lecteurs ! Oui, il est vrai, il y a un certain « ton » dans ce que j’écris, je suppose qu’on entend ma voix quand on me lit, qui est une voix de francophone nomade, de surréaliste belge, de world citizen, j’assume tout cela. Je crois – mais je puis me tromper – que l’on donne une preuve d’intelligence quand on parvient à communiquer de telle sorte que l’interlocuteur ne se trouve plus vraiment en état de dire si on lui parle sérieusement ou non. De toute manière, le monde est une vaste blague, cher Frank. Je précise que je pense cela vraiment et sérieusement.

FW : « Perseverare diabolicum », prétend-on, mais après tout, qu’importe ? Permettez-moi donc d’insister. Au risque de mettre en péril la santé de celles et ceux qui nous lisent, accepteriez-vous de dire deux mots (voire un peu plus) à propos de l’énigmatique « Docteur S*** » (p. 63 sq.) dont, en bibliographie, entre Les Aveux de Saint Augustin et Dada à Paris de Michel Sanouillet, vous mentionnez une étude dont le titre alléchant fleure bon les « gender studies » à l’américaine : « « Proustian Sexuality and Queer Oysters », in Oklahoma Journal of Gay and Lesbian Studies, vol. XI, n° 5, 2008, p. 543 et suiv. » Si vous accédez à ma demande, ce serait là en outre l’occasion de sensibiliser un public élargi à cette méthode nouvelle, et prometteuse, qu’est la « gastrogénérocritique »…

FS : J’explique un peu pour nos lecteurs. Je consacre, dans mon livre, un chapitre, qui est d’abord simplement « thématique », au sens où, à partir d’un motif, on va vers un thème – il n’y rien de plus classique –, aux mangeurs d’huîtres chez Proust. J’évoque les mangeurs, donc, j’évoque le mollusque. Mon attention est attirée par une chose que je trouve curieuse : l’huître est un objet de dégoût pour Marcel qui parvient pourtant à surmonter son dégoût ; il est même question à un certain moment, chez le protagoniste, d’une « envie d’huîtres », dans les avant-textes. Ensuite commence un deuxième temps de l’analyse : surmonter un dégoût, apprendre à manger, en somme, disons, apprendre la gastronomie, cela est en rapport, du moins, on peut risquer cette hypothèse, avec l’idée du roman d’apprentissage chez Proust, le Bildungsroman. Je formule alors, en tant que lecteur-constructeur de textes, une deuxième hypothèse selon laquelle on pourrait penser qu’une analogie existe entre le parcours du mangeur d’huître proustien – d’abord dégoûté, il apprend à « avaler » le mollusque – et l’écrivain. On va « vers l’écriture », comme on va « vers l’huître ». Tout cela n’a rien d’anodin. Jean-Pierre Richard a écrit un très beau texte sur les « objets herméneutiques » chez Proust. La madeleine, par exemple, est un objet herméneutique, elle contient un secret, il faut l’ouvrir, la déplier, pour en déguster le « sens ». L’huître proustienne peut fort bien être analysée en termes d’objet herméneutique au sens richardien. Mais, justement, je ne fais pas, moi, de l’herméneutique ! Je trouve que l’herméneutique est un jeu trop facile. Encore une fois : on commence par cacher derrière un buisson ce qu’on va ensuite « découvrir ». Bref, vous connaissez mon point de vue. Il y a là un marché de dupes. Alors, le postextualiste en moi se réveille, et il prend les choses en main, il fait son « texte ». Le narrateur de Sodome et Gomorrhe soutient le point de vue très peu politiquement correct selon lequel l’homosexualité serait une maladie guérissable, comme est guérissable une aversion nutritive. Marcel, le protagoniste de La Recherche, apprend à manger des huîtres, donc apprend à surmonter une aversion nutritive, puis se prépare à devenir écrivain. Mais Marcel, dans le roman, est hétérosexuel, et dragueur, un vrai tombeur de filles ! Alors, si Marcel est hétérosexuel au départ, et apprend à manger des huîtres, qu’en est-il de son amour des femmes ? Que l’huître ait dans une certaine iconographie populaire le rôle que vous savez complique encore un peu la donne … Pour un pratiquant des gay studies, il s’agit là d’une véritable aubaine... Et je m’imagine alors, vous l’avez dit, en gastrogénérocritique, en pratiquant de gay studies, que je ne suis évidement pas ; je fais alors intervenir le « docteur S. », spécialiste américain, qui n’hésite pas à tirer la conclusion qui s’impose, du moins, dans ce cadre-là. Chez Proust, affirme le « docteur S. », on apprend à manger des huîtres, comme on apprend la relativité de son « gender », comme on apprend à devenir écrivain… Pourquoi pas en effet ? Seulement, et il faut que nos lecteurs le sachent, le « docteur S. » n’existe pas, il est une figure de critique « possible ». Il est surtout, pour moi, une caricature de ce que la critique herméneutique, telle que je la vois, quand elle est naïve, quand elle ne réfléchit pas à ses substrats théoriques et méthodologiques, ne manque pas de produire : des caricatures de textes, des non-textes, même pas des « postextes »… Disons que mon chapitre sur les mangeurs d’huîtres est une démonstration in actu, à des fins pédagogiques, mais avec un zeste d’humour, peut-être d’ironie, de la thèse centrale de mon livre : toute lecture est « communautariste », mais les meilleurs lectures « communautaristes » sont celles qui s’avouent comme telles. Or il faut une part d’honnêteté intellectuelle et, surtout, un background théorique un peu développé pour en arriver jusque là…  Mais vous êtes en train de mâcher quelque chose, je vois ? Une huître ? Un chewing-gum, plutôt.

FW : Non, non, il s’agit bien d’une huître (n’oubliez pas que c’est de Bretagne que je vous interroge) ; mais je tiens à préciser que, puisque je n’appartiens pas à la même communauté interprétative entre autres que le Docteur S***, ce mollusque revêt pour moi les connotations usuelles dont notre confrère ne manquerait pas de stigmatiser, j’imagine, l’excessive hétéro-normativité. Cela établi, qui méritait de l’être, je suis incapable de résister à la tentation d’endosser à mon tour, pour un temps, « cum grano salis » - dirait quelqu’un dont j’admire inconditionnellement les travaux, en raison notamment de leur taux élevé de salinité les habits du gastrogénérocritique. Sans doute connaissez-vous ce passionnant texte de Nicholas Meyer, qui constitue l’une des meilleures « sherlockeries » écrites à ce jour, La Solution à sept pour cent. Toujours est-il que, me replongeant dans ce roman en marge de la lecture de votre livre, je tombe sur le passage suivant, qui paraît apporter quelque crédit à l’hypothèse du hasard objectif (je me comprends, et vous aussi…) : « Les huîtres avaient une certaine importance dans l’inconscient de Holmes. Quand il feint le délire dans L’Aventure du Détective Mourant, il s’inquiète du fait que le monde sera envahi par les huîtres. […] On sait que Holmes mangeait des huîtres - un mets qu’il appréciait beaucoup. Le fait de les consommer constituait-il, de sa part, un effort pour les dominer et ainsi maîtriser sa peur ? Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de connaître l’origine de cette phobie. » (Note 1 à la page 138 de l’édition Robert Laffont de 1975, pour la traduction française utilisée). Troublant, n’est-ce pas, puisque la tension présente chez Proust se retrouve ici, et confirme spectaculairement - si l’on suit le « Docteur S*** » - les doutes notoires relatifs aux choix d’objet sexuel du Grand Détective. Les révélations induites par cette proximité nous conduisent ainsi à formuler une hypothèse vertigineuse, que j’explorerai dans une étude prochaine, intitulée « Sherlock Holmes narrateur de La Recherche ». L’idéal serait qu’elle paraisse dans les colonnes de la revue Po(st)étique, que vous songez probablement à fonder. Sans vouloir me montrer exagérément indiscret, pour la constitution du comité de rédaction de cette nouvelle publication, qui pressentiriez-vous ?

FS : Po(st)étique ? ou Post-poétique ? Avec ou sans trait d’union ? A bien réfléchir à la question, je garderai tout simplement le titre auquel le vôtre fait allusion de façon anagrammatique. La revue Poétique existe, fort heureusement. Vous et moi y publions, vous et moi avons l’impression d’être là – si je puis m’exprimer ainsi – à notre place. Si entre autres et notamment les travaux de Frank Wagner et ceux du postextualisme ont pu être accueillis dans la revue existante – je rappelle pour nos lecteurs qu’un récent numéro de LHT lui est consacré (http://www.fabula.org/lht/10/) –, c’est qu’on n’a peut-être pas besoin de fonder une revue nouvelle, car telle est l’intentio auctoris que vous m’attribuez. Poétique me va, j’aime la revue Poétique, j’ai appris à lire et à faire des analyses de texte en lisant Poétique. Or cela est bien évidemment en rapport direct avec les travaux et la personnalité du directeur de la revue, Michel Charles, à qui je tiens ici à rendre hommage. Je voudrais rappeler une phrase de Michel Charles dans L’Arbre et la source (1985), phrase que je cite de mémoire et, donc, forcément, incorrectement : la poétique, ce qu’on appelle ainsi, affirme –  plus ou moins textuellement – Michel Charles, est peut-être ce qu’une culture du commentaire, la nôtre donc, peut garder, recycler, d’une culture rhétorique plus ancienne et dont nous avions un peu oublié les bienfaits. Je dirai à ma façon que toute analyse de texte se plaçant sous l’égide de la poétique, revendiquant cette étiquette, est, qu’elle le veuille ou non, une réflexion sur les textes possibles¸ si vous préférez : sur les virtualités d’une écriture, sur les possibles usages que l’on peut faire des textes, usages qui peuvent être des commentaires ou des interprétations mais toute interprétation – nous le savons bien maintenant – est une utilisation de texte… En somme, on est à ce moment, selon moi, dans une logique postextualiste… Le postextualisme est une post-herméneutique, le type d’attention qu’il prête aux textes n’est en rien incompatible avec la démarche du poéticien… Vous cherchez un éditeur pour votre étude sur « Sherlock Holmes narrateur de La Recherche », vous me demandez de fonder une revue pour vous accueillir… Je le ferai volontiers, cher Frank, mais point n’est besoin de créer un organe nouveau, l’organe existe … Envoyez votre étude, qui est brillante, je le sais déjà, au 45 rue d’Ulm, j’ai bon espoir qu’elle sera retenue et qu’on vous lira donc prochainement dans une nouvelle livraison de la revue du Seuil… Plaisanterie à part, Michel Charles est pour moi ce qu’on appelait autrefois – mais je trouve que l’expression lui va – un maître à penser et je ne puis que le remercier pour les remarques de lecture qu’il a bien voulu me communiquer au moment où je finissais mon manuscrit. Au demeurant, j’aime beaucoup, personnellement, les fruits de mer et ne me souviens pas avoir eu besoin, pour les apprécier, d’un apprentissage, cela m’est venu spontanément.

FW : Mon hypothèse « holmésiano-proustienne » ou « prousto-holmésienne » visait également peut-être surtout à vous poser une question (dédoublée), qui sera très probablement l’avant-dernière. S’affranchissant bien souvent des présumées « frontières » du texte pour privilégier une dynamique relationnelle, le postextualisme me paraît dès lors entretenir une relation très spécifique à ce que les poéticiens nomment l’intertextualité – relation qui convoque le souvenir du « démon [ou génie] de l’analogie » d’Edgar Allan Poe. Il s’ensuit que le postextualisme n’est donc pas tout à fait une méthode comme les autres : s’il n’est pas à la portée du premier venu, c’est que la création d’un « polylogue de (post)textes » réellement productif, et à ce titre digne d’intérêt, exige pour le moins un certain doigté ou « sixième sens ». Pourriez-vous élucider ces deux points selon moi corrélatifs ?

FS : Lire est écrire, je le dis encore une fois, je crois vraiment et sincèrement qu’une analyse de texte est un acte de création. Il y a donc toujours, quels que soient les défauts, ou les qualités de l’analyse, quelque chose d’artistique dans ce geste. Il ne me semble alors que normal qu’un « sixième sens » puisse intervenir à ce niveau. On peut reprendre également ici le terme de Stanley Fish : la lecture est une performance, donc un spectacle que l’on offre à un public. Si l’on veut offrir à ceux à qui on s’adresse un spectacle de qualité, un peu d’expérience, de « doigté », en somme : un peu de « métier » sont évidemment les bienvenus. J’écris dans mon livre (vous l’avez rappelé plus haut) que le statut de l’analyste de textes tient à la fois du démiurge – fiat lux ! fiat textus ! – et de l’artisan. Je veux ici privilégier l’image de l’artisan. Le lecteur-analyste-performer-créateur a en quelque sorte l’obligation morale d’offrir à son public un objet bien fait, bien solide, agréable à regarder. J’attache beaucoup d’importance à ces valeurs-là, qui sont donc des valeurs artisanales. On peut certes me reprocher d’appeler « critique postextuelle » ce qui ne serait pas à proprement parler une méthode, plutôt un tissage, plus ou moins savant, ou habile, de thèmes et de motifs, reliés entre eux par une démarche essentiellement associative. Et si c’était justement cela la méthode, du moins, le premier temps de la méthode ? La lecture est une écriture, une composition de texte. Pour cela, il faut commencer par réunir un matériau. On peut obtenir ce matériau, du moins partiellement, par la démarche associative qui est en effet bien souvent la mienne dans mon livre : X fait penser à Y, qui évoque Z, etc. C’est alors que commence le travail de la construction de l’objet. Avec X, Y, Z, je fais un nouveau texte, un « postexte ». A propos de l’intertextualité, je dis aussi dans mon essai que la notion est, en ce qui me concerne, excessivement fragile sur le plan théorique. Si on admet, avec Louis Hay et quelques autres, que « le texte n’existe pas », l’intertexte n’existe pas plus que le texte ! Qu’appelle-t-on intertexte ? Le plus souvent il s’agit d’un effet de mémoire : je lis ceci qui me fait penser à cela que j’ai lu ailleurs… Le spécialiste de l’intertextualité – je pense à un Riffaterre par exemple – dira alors : oui, mais… Oui mais, certains intertextes sont tout de même plus importants que d’autres, car ce sont, justement, des textes... Si vous ne les repérez dans votre travail d’analyse, vous ratez le coche… Je réponds à Michael Riffaterre – qui, je l’espère, nous écoute de là-haut – que la distinction entre intertexte nécessaire et intertexte gratuit ou facultatif est très exactement un travail de construction de texte, donc, une sorte d’écriture. Vous le voyez : Riffaterre était lui-même postextualiste, à son insu, probablement. Peut-être, en revenant à une analogie qui a déjà été à l’ordre du jour, et en réponse à votre question toujours, dois-je ajouter quelque chose sur la performance musicale. Je montre aussi dans mon ouvrage que ce que nous appelons un texte, littéraire ou autre, ressemble surtout à une partition. Le « texte » est donc une série d’indications pour l’exécution de « l’œuvre ». Je suis d’ailleurs content de retrouver la même image sous la plume de Daniel Ferrer dans son livre (Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, 2010). Si le texte est une partition, et si on imagine un instant qu’il faut le « jouer » au piano par exemple, la question du « doigté » est évidemment ici de la plus haute importance…

FW : Cher Franc, vous m’avez déjà consacré beaucoup de votre précieux temps, et la sagesse des nations nous enseigne qu’« il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ». Même si, espérons-le, il ne s’agira peut-être pas d’un congé définitif, tentons de réussir notre sortie… La lecture de votre livre et vos réponses à mes questions m’ont rappelé un très beau récit de Marc Petit, intitulé Architecte des glaces, dont le héros élit pour support de ses efforts créateurs ce matériau périssable entre tous. Puisqu’il n’est que justice que le mot de la « fin » vous revienne, la critique postextuelle ne pourrait-elle pas elle aussi être considérée, mutatis mutandis, comme une apothéose de l’éphémère ?

FS : Vous faites allusion à la toute dernière page de mon livre où je raconte une anecdote autobiographique. J’étais à Deauville, en fort bonne compagnie, non loin des fameuses « planches ». Je vois passer un camion blanc où est écrit en lettres noires « construction d’espaces éphémères ». Je ne connais pas l’expression mais je comprends tout de suite le type d’activité qu’elle doit désigner. Je dis à la dame qui m’accompagne : « Ceci sera dans mon livre ». La dame était ravie et j’ai tenu promesse… Le « constructeur d’espaces éphémères », comme son nom l’indique, aménage des espaces urbains ou privés. Il vient, par exemple, planter une tente dans votre jardin, si celui-ci est assez grand, si lors d’une fête que vous organisez, vous souhaitez protéger vos invités de la pluie. Ailleurs, il construit d’autres types d’ « habitations nomades ». Là où je me trouvais, en Normandie, pas trop loin de votre Bretagne natale, on était en train de transformer – provisoirement – en mini-circuit automobile une partie de la digue. J’aime beaucoup les belles voitures, et qui vont vite, je suppose que cela explique aussi une part de l’émerveillement que j’ai à ce moment pu ressentir. Mais ce qui m’a ébloui, presque comme une madeleine proustienne, c’était tout de même d’abord cette formule, et cette idée : « construire des espaces éphémères ». Faire en sorte que le lieu où l’on se trouve soit agréable, efficace, tout au moins, adapté à nos besoins du moment. Bien sûr, ces besoins peuvent changer, et on aménagera alors différemment l’espace, puis on changera encore et encore… Quand je lis des textes, quand je les analyse, je travaille à peu près comme cela. Je saute dans mon camion blanc, arrive à toute berzingue, déballe mon matériau, et vous pouvez alors commencer votre garden-party, ou votre rallye... D’ailleurs, je participerai à la fête, au besoin… Que les espaces que je construis, comme analyste, comme critique, ne puissent être que provisoires, voire qu’il s’agisse là d’une sorte d’ « obsolescence programmée » ne me dérange aucunement. Connaissez-vous, cher Frank, des lectures de texte, ou des analyses « définitives » ? Il n’y en a pas bien sûr, et je sais que vous êtes d’accord avec moi ! Il suffira peut-être ici de rappeler en quelques mots – oui, j’aime quand les choses vont vite…– l’histoire de la réception de l’œuvre proustienne depuis 1913. La Recherche était d’abord l’œuvre d’ un chroniqueur « mondain » ; on l’a lue aussi comme un roman « à clefs » ; puis Proust est devenu, avec Joyce, Kafka, Musil, un héros du « modernisme » au sens anglo-saxon ; plus récemment on a fait apparaître un Proust « freudien », puis un « cubiste », puis un Proust « inachevé » ; le mien, aujourd’hui, est « postextualiste » mais il n’y a aucune raison pour qu’il le reste… J’entends plaider déjà en faveur d’un post-postextualisme ; bientôt, vous le verrez, on revendiquera un « retour au texte », puis à la méthode de Sainte-Beuve… Est-ce grave docteur ? Evidemment, non ! La critique et la théorie littéraires fonctionnent de cette manière-là et c’est tant mieux selon moi. Nous avons beaucoup insisté dans ce qui précède sur le rôle de l’humour et de l’ironie dans mon travail, je me permets d’ajouter ici qu’il y a en outre dans ce que je fais quelque chose comme un souci déontologique. Je suis tout de même un peu sérieux malgré tout ! Le rôle du critique n’est pas seulement d’analyser des textes, de les décrire, de mieux essayer de les comprendre. Il doit en même temps, tout en conduisant ses analyses, expliquer à son public comment il procède, avec quelles stratégies, à partir de quels présupposés. « Chaque lecteur est le propre lecteur de lui-même », écrit Proust. Je dirai à ma façon que le critique est celui qui, en lisant, se regarde lire et qui explique aussi à son public comment il lit. La lecture est alors très exactement une écriture, mais il me semble avoir déjà dit cela, et même un peu trop…  

 

 

 

Entretien publié le 1 février 2013

 

Design downloaded from free website templates.