Roman, contrat et idéologie

Entretien avec Nelly Wolf, auteur du Roman de la démocratie (PUV, 2003).

par Alexandre Prstojevic

 

Alexandre Prstojevic: Au départ de votre livre se trouve la thèse selon laquelle le roman serait un « genre contractuel et égalitaire », qu’il aurait pour fondement un contrat de lecture similaire au contrat social qui fonde la démocratie. C’est dire à quel point vous faites de la notion de contrat l’axe porteur de votre analyse. Il me semble pourtant que toute la littérature – du moins en Occident – est, de par son statut phénoménologique, une littérature de contrat. En quoi, donc, le contrat romanesque que vous évoquez diffère d’autres contrats littéraires ?

Nelly Wolf : Dès qu’on est deux, la situation est potentiellement contractuelle. Donc, on peut dire en effet que toute littérature est contractuelle, puisque le livre requiert en principe au moins un auteur et un lecteur. Cependant, à ce niveau de généralité, la proposition n’a pas grand intérêt. Mon modèle n’est pas le contrat en général mais le contrat politique, celui qui est théorisé par la pensée politique, où il est censé définir la transformation du corps social en corps politique. J’ai été frappée par la récurrence de l’utilisation du terme de contrat dans la théorie littéraire depuis Le pacte autobiographique de Philippe Lejeune. J’avais l’impression que cette multiplication des pactes et contrats renvoyait en fait à la question du lien politique en littérature. De là est partie l’hypothèse du Roman de la démocratie : le roman  moderne offre une mimésis du nouveau contrat social, celui qui fonde la démocratie moderne, qu’on trouve explicité dans le Contrat social de Rousseau, dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou dans le préambule de la constitution américaine. La principale analogie réside à mon sens dans le fait que le contrat romanesque, comme le contrat social, convoque des partenaires juridiques abstraits. La narratologie a suffisamment insisté sur l’abstraction du narrataire et du narrateur pour autoriser la comparaison avec les partenaires juridiques du contrat social. On peut évoquer aussi le fait que le pacte romanesque est un acte créateur d’une société fictive auquel le lecteur adhère et s’agrège par sa décision de lire. Il y a là une mimésis de l’acte de socialisation volontaire  requis par le contrat social.

Le théâtre, lui aussi offre des ressemblances avec la démocratie, mais sans l’abstraction juridique. Au théâtre, le public est présent en corps, comme le peuple dans une assemblée. Le modèle est celui du contrat entre personnes réelles, en tout cas entre personnalités empiriques.

La poésie, surtout la poésie moderne expérimente elle aussi le double retrait de l’auteur et du lecteur dans le secret de leur propre abstraction. Mais il y manque la société du texte.  Quand cette société est cependant esquissée, dans la poésie narrative, par exemple,  il devient clair alors que l’obstacle se situe dans le langage poétique lui-même. Le poème institue une frontière tangible entre le langage utilisé à l’intérieur du poème et le langage utilisé à l’extérieur. Le roman crée l’illusion d’un continuité entre sa langue et les langages sociaux.

A. P. : Quels sont les éléments constitutifs de la « démocratie interne au roman » ?

N. W. : Cette démocratie interne contient d’abord un élément narratif. Beaucoup d’intrigues romanesques sont des intrigues contractuelles, qui racontent les heurs et malheurs de la socialisation volontaire,  de pactes qui se font et se défont. Elle contient un élément linguistique : c’est  l’expérimentation d’une langue littéraire fondée non plus sur une rupture avec la langue de l’expérience quotidienne, mais sur cette langue elle-même. En troisième lieu, la démocratie romanesque s’observe dans la  renégociation permanente du contrat entre un lecteur et  un auteur égaux dans les principes mais inégaux dans la pratique, et donc  jamais satisfaits de la transaction.   Enfin, il y a dans le roman une sorte de débat sans fin , analogique du débat public en démocratie.

A. P. : Ne craignez-vous pas qu’on vous accuse d’interprétation excessive lorsque vous affirmez que la vocation du roman est de « se faire l’instituteur du social, par le biais d’histoires racontées à la nation » (p. 42) ou, encore, lorsque vous concluez que « le romancier réaliste se pose imaginairement en instituteur de la démocratie » (p. 82) ?

N. W. : Cela ne vise qu’un certain type de romans, et un nombre restreint d’interventions dans ce type de roman, où la voix auctoriale intervient pour mettre fin à l’interminable dialogue des opinions caractéristique du dialogisme démocratique. Balzac, Hugo, Scott, se réservent un pouvoir de contrôle et d’injonction sur le texte, dont ils usent pour trancher dans le débat d’idées et donner leur opinion. Ils n’hésitent pas devant l’aphorisme, la sentence, l’avis péremptoire, même s’ils n’en font pas un usage intempestif et permanent. C’est à leur propos qu’on peut parler d’un magistère imaginaire sur le débat démocratique. Ensuite, avec Flaubert, Zola, les choses deviennent beaucoup plus ambiguës, bien sûr.

A. P. : Vous montrez comment la langue des romans fournit une expérience de la démocratie, par l’entremise d’un contrat communicationnel qui n’est plus calqué sur le modèle de la langue soignée des couches supérieures de la société, mais au contraire, sur un mélange des langues du peuple. Le contrat de lecture « ne fonde plus la communauté conviviale d’une élite restreinte, où la réunion des égaux se confond avec celle des meilleurs, mais un espace de transaction entre des partenaires juridiquement égaux. La littérature devient un produit et doit faire face à ce que Tocqueville appelle l’omnipotence de la majorité.»(24)

Néanmoins, si la langue du roman s’affirme comme cette langue qui garantit la compréhension universelle et défend le nouveau contrat social, elle perd, dans ce processus historique que vous esquissez habilement, beaucoup de ses qualités esthétiques.

Comment négocier cette apparente contradiction ? Qu’est-ce qu’on a gagné et qu’est-ce qu’on a perdu dans cette évolution ?

N. W. : En fait, la langue littéraire d’ancien régime n’était pas la langue de communication des classes supérieures, mais une langue à part, réservée à cet usage. Le roman change la donne. L’horizon de la prose romanesque, c’est la langue  de communication générale institué dans l’espace national après la révolution française. La plupart des effets de style dans le roman, Renée Balibar l’a bien montré, reposent sur une dialectique de la reproduction et de la déformation de cette base linguistique. La contradiction fondatrice se trouve là : reproduire la langue de tous éloigne de l’art, la déformer y ramène. Les romanciers ont passé leur temps à inventer des solutions pour doter la langue romanesque de nouveaux ornements et lui rendre ses lettres de noblesse : le style « artiste » de Zola, la « prose décadente » de Huysmans, la phrase de Claude Simon en témoignent. Ils essaient de maintenir une sorte d’équilibre entre les fonctions communicationnelles du langage (instruire, informer) et sa poéticité.  Cela dit, il n’est pas sûr qu’avec le roman, la littérature puisse se définir comme un art du langage. Proust le disait à sa manière en rappelant que le style n’est pas une question de technique, mais de vision. Je ne sais pas si on peut évaluer cela en termes de gain et de perte.

A. P. : En s’appuyant sur les travaux de Wayne Booth, de Charles Grivel, de Susan Suleiman, mais surtout de Philippe Hamon, vous démontrez que la fiction romanesque offre une mimésis du fonctionnement de l’opinion à l’époque démocratique...

N. W. : Le roman propose une expérimentation fictive du débat d’idées en démocratie. Cette mise en intrigue de l’opinion passe par l’échange de répliques entre des personnages porteurs d’idées mais ne s’y limite pas. Quand on rapproche les lectures de Wayne Booth, Susan Suleiman et Philippe Hamon on s’aperçoit que le système axiologique, la distribution et l’accréditation des valeurs dans le roman, oscille entre des pôles relativement opposés. On a des formules de retrait auctorial, des formules de neutralité ou d’ambiguïté évaluative, voire, comme dans Jacques le fataliste, dans Tristram Shandy une pratique du paradoxe axiologique ; on a aussi des formules plus autoritaires, dont Susan Suleiman analyse la radicalisation dans Le roman à thèse. Les deux formules peuvent se rencontrer en alternance dans une même œuvre. Elles peuvent aussi servir à caractériser deux types opposés d’écriture romanesque. Quoiqu’il en soit, dans un cas, le lecteur reçoit des consignes évaluatives ; dans l’autre cas, il est renvoyé à son libre arbitre, confronté à l’incertitude évaluative, au relativisme axiologique, au débat sans fin. Or il y a, en démocratie, une dialectique de l’opinion et de l’autorité. L’opinion (opinion publique et opinion du public), se déploie dans un espace où les idées sont flottantes et semblent interchangeables : on a l’embarras du choix. Tout ce qui ressortit au prescriptif (consensus, opinion majoritaire, bien entendu, idéologie dominante) met un terme provisoire à l’embarras du choix démocratique. La fiction romanesque configure cette dialectique de la liberté de pensée et de l’idéologie dominante. 

A. P. : Après avoir souligné les moments de tension ou de rupture dans les sociétés démocratiques au tournant du siècle, vous abordez la question de la crise du roman qui les accompagne pour avancer : « Ce n’est pas que la crise du roman dise ou « reflète » la crise de la démocratie. C’est que l’identité narrative de la démocratie est en crise […] » (p. 107) Pourriez-vous développer plus amplement cette distinction, qui me paraît de grande importance pour la compréhension du propos qui est le vôtre dans Le Roman la démocratie ?

N. W. : La notion d’identité narrative vient bien entendu de Paul Ricoeur. L’identité narrative, c’est l’identité individuelle ou collective qui se construit à travers les récits qu’on reçoit et les récits qu’on fabrique. A ce titre, le roman au XIX° siècle est la forme où se joue et se forge l’identité narrative de la démocratie. La démocratie s’y raconte comme contrat travaillé par le désir. Or l’identité narrative de la démocratie devient rapidement une identité de crise. La démocratie se donne à elle-même, à travers ces récits en crise et ces récits de crise, le récit de sa propre défaillance, sinon de sa propre faillite. Ce qu’on appelle « la crise du roman » est aussi une crise de la démocratie interne au roman. Le contrat social est lui-même une fiction théorique, que la démocratie s’est donné comme mythe fondateur. Il fonde la société démocratique, mais la société est différente du mythe. Le contrat marche et ne marche pas tout à la fois. En ce sens, la crise de la démocratie est indissociable de la démocratie elle-même. Le roman de crise insiste sur les impasses du modèle contractuel en développant toute une série d’hypothèses critiques. Par exemple, Gide et Barrès poussent à bout l’hypothèse de l’individualisme démocratique, en inventant des fictions solitaires, (le fameux « roman célibataire ») où l’individu ne contracte qu’avec lui-même. Cette activité critique n’est pas nécessairement liée à un moment de crise aiguë de la démocratie. Zola met en cause l’adhésion volontaire à la société de fiction  à un moment où, historiquement, la démocratie semble prouver son efficacité dans les domaines économique et politique. A l’inverse Camus, avec La peste réhabilite le récit contractuel, alors que la démocratie occidentale est assise sur ses ruines. Mais il est vrai que la crise du roman contractuel a tendance à s’accentuer quand la crise de la démocratie elle-même s’approfondit.

A. P. : Vous repensez la notion de roman à thèse proposée par S. Suleiman, notamment lorsque vous interrogez la place de la fiction narrative au tournant du siècle. Cela vous permet d’affirmer, par exemple, que Les Déracinés est un roman idéologique…

N. W. : En fait, Susan Suleiman repère un phénomène nouveau dans le rapport de la fiction narrative à ses propres fonctions axiologique et idéologique. Mais à mon avis, elle ne le nomme pas avec exactitude en parlant de « roman à thèse ». Le roman à thèse est un mauvais roman démonstratif où l’autorité fictive s’est répandue dans des proportions excessives et avec ostentation. A l’époque où l’expression est apparue, le roman à thèse avait déjà une image négative, et renvoyait à ce type d’échec esthétique.

Or ni l’expression ni la définition du roman à thèse ne suffisent à dégager la spécificité d’une œuvre telle que le Roman de l’énergie nationale de Barrès, où la constitution d’une nouvelle autorité narratoriale est liée à l’émergence de l’idéologie moderne. Hannah Arendt définissait tout simplement l’idéologie moderne comme étant la logique d’une idée. C’est cette logique qu’on trouve à l’œuvre dans Les déracinés. Si on cherche à déterminer ce qui fait l’originalité de cette formule narrative, on repoussera l’idée de roman à thèse au profit de celle d’écriture autoritaire, le terme d’écriture servant à désigner une politique de la narration Barrès lui-même parlait de « roman idéologique ». L’important, dans l’écriture autoritaire, est la nature de la thèse, plus que sa présence. Or la thèse coïncide avec l’idéologie de la droite anti-républicaine. C’est une des premières idéologies modernes, au sens où l’entend Hannah Arendt.

A. P. : Vous établissez une correspondance entre ce que vous appelez « le contrat de lecture autonome », illustré de façon exemplaire par l’œuvre de Virginia Woolf, et le changement du contrat démocratique qui survient, en Europe, après la Première Guerre mondiale. Pouvez-vous revenir, pour les besoins de cet entretien, sur ce parallélisme ?

N. W. : Sans entrer dans le détail des nouveautés apportées par chacun, on peut en dégager le sens général en termes de politique de la narration. Chez Virginia Woolf comme chez d’autres romanciers, le retrait du narrateur exerçant une autorité, les défaillances de l’autorité narratoriale, ont pour effet de fournir au lecteur un accès libre au monde du roman. Le monde du roman est un  monde autonome qui se construit avec ses propres ressources et s’offre de lui-même au lecteur, sans contrôle narratorial strict ni consignes de lecture rigides. En contrepartie, le lecteur doit renoncer à certaines garanties comme la garantie du sens clair et certain de l’histoire racontée. Dans le même temps, le face à face égalitaire de l’auteur et du lecteur est interrompu. Chacun tend à jouir solitairement de sa liberté dans le texte.

Ce nouveau contrat tend à se répandre après la première guerre mondiale et dans une période marquée par les débuts du fascisme. C’est une époque où l’exigence d’autonomie des individus est confrontée ou conjuguée à l’effondrement des garanties que le politique peut maintenir dans une démocratie. Le contrat de lecture autonome fournit un analogon de cette nouvelle configuration du contrat social, sans contrainte forte mais sans garantie certaine.

L’œuvre de Virginia Woolf donne un aperçu de ces nouveaux enjeux. Virginia Woolf invente un mode de narration par empathie. Le narrateur semble accompagner de l’intérieur les mouvements de conscience et les déplacements des personnages dans  l’espace et le temps de la fiction. Aussi a-t-il a pour vocation de s’effacer. Tout se passe comme si la disparition du narrateur était programmée et faisait partie du dispositif narratif lui-même. Le narrateur enclenche la séquence narrative,  puis il se retire…

A. P. : Dans l’avant-dernière partie de votre ouvrage, intitulée « Roman et totalitarisme », vous posez la question de la langue chez Céline en termes de « revanche de la voix du peuple ». Il me semble que la « voix du peuple » se trouve déjà à la base de ce que vous appelez le « contrat démocratique ». En quoi le recours aux sociolectes chez Céline serait fondamentalement différent et moins « démocratique » que la pratique du mélange et de la polyphonie qu’on trouve chez Balzac ou Zola ?

N. W. : C’est vrai que cela peut sembler paradoxal. Mais chez Balzac ou Hugo, ou même Zola, la voix du peuple acquiert un droit de représentation dans la langue littéraire, à côté des autres voix, et dans un dialogue avec la voix du narrateur. Avec Céline, la voix du peuple est seule, et elle crie. Bien sûr cela évoque la démocratie, mais uniquement comme pouvoir du peuple, pas comme contrat. Au début, j’avais employé le terme de « voix d’en bas », mais mon éditeur m’a demandé de changer d’expression…

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