Alexandre Prstojevic

La conquête du vide.
Une histoire de l'antiréférence dans la littérature et les sciences humaines 1945-2000

Introduction

(extrait)

Dans la seconde moitié du XXe siècle, nombre d’intellectuels occidentaux croyaient vivre dans une société politiquement hostile où les mots et les choses – les idées et la réalité – ne coïncidaient plus. Cette méfiance à l’égard du réel, qui, sur le plan conceptuel, prenait le nom d’antiréférence, eut une telle influence après la Seconde Guerre mondiale que l’histoire de notre culture tout entière peut s’écrire en suivant cet unique fil d’intrigue, ce seul point de repère.

De la rencontre new-yorkaise entre Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss (années 1940) marquant le début de l’aventure structurale jusqu’aux derniers travaux des postmodernes nord-américains (années 1990) en passant par le Nouveau Roman, le textualisme de Philippe Sollers et l’œuvre de Roland Barthes, notre littérature – celle qui s’inscrivait dans le sillage des avant-gardes – fut soumise à ce qu’il faut bien nommer le diktat d’un seul concept. Il n’est pas douteux que son hégémonie ne doive beaucoup au passé de notre civilisation qui a toujours accordé une attention particulière à l’apparence. Il est tout aussi vrai que les écrits des poètes et des historiens de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle avaient préparé l’épiphanie de la forme dans l’Italie et la Russie des années 1910-1920 (futurisme, cubo-futurisme, formalisme russe), mais c’est en France que cette vision de l’art devint, un demi-siècle plus tard, la doxa des cercles artistiques et scientifiques, touchant même le domaine de l’activisme politique. À cette époque livrée à tous les excès, une même haine du monde animait le poète, l’anthropologue et le syndicaliste. Plus d’un artiste voyait alors dans la convergence des luttes politiques la réalisation d’un rêve littéraire.

L’antiréférence était un principe de création autant qu’une clé de lecture. Elle motiva les recherches esthétiques d’Alain Robbe-Grillet, inspira la philosophie de la « déconstruction » à Derrida et suggéra la « mort de l’homme » à Foucault. Pour ceux qui se déclaraient structuralistes ou postmodernes, la « clôture du système » et l’« autonomie du langage » n’étaient pas des concepts poétiques abstraits, mais bien les armes d’une guerre politique. C’était une façon de penser et d’agir. Une morale révolutionnaire rigoureuse. Qui demandait de faire table rase de la civilisation occidentale coupable d’être chrétienne et « bourgeoise ». Même les disciplines qui devaient naturellement s’y soustraire furent touchées par ce nihilisme de principe : dans les années 1970, sous l’influence de l’esprit de l’avant-garde artistique, l’historiographie américaine entama, sous le nom de « tournant linguistique », l’une de ses mutations les plus importantes, qui finit par imposer au reste du monde l’idée selon laquelle tout discours sur le passé, y compris celui des savants réputés, était une forme de fiction romanesque. Au départ courant minoritaire apparu dans le champ de l’histoire culturelle, le « tournant linguistique » exerça un ascendant incontestable sur nombre de jeunes historiens, notamment français, qui au récit bien charpenté de l’histoire traditionnelle préfèrent aujourd’hui une écriture littérarisée et une recherche hautement subjectivée.

De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1990, l’antiréférentialisme eut un tel pouvoir sur la culture qu’il finit par devenir le vrai esprit de cette époque. L’idée que l’art n’avait rien en commun avec la vie, que la littérature ne parlait que de la littérature, que l’humanisme européen avait vécu et que la vérité dans les arts et les sciences était une chimère, en tout cas, un concept discutable, cette violente contestation de tous les principes sur lesquels avait reposé jusqu’alors la civilisation du Vieux Continent constitue un fait majeur de notre histoire.

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Ce que, dans ce livre, on appelle l’antiréférence ou l’antiréférentialisme – termes que tout lecteur ayant connu ou s’étant intéressé à la seconde moitié du XXe siècle comprend d’instinct – s’est décliné sous deux formes différentes mais compatibles dans les arts et les sciences humaines. En littérature, ce terme désignait une approche de la fiction qui rejetait le réalisme. La raison en était fort simple : pour les tenants de ce courant, la langue – problème éternel des poètes – était un phénomène autonome – à la fois un système fermé et une matière opaque – qui ne permettait pas de dire quoi que ce fût de concret sur le monde. Dans le domaine des humanités, l’antiréférentialisme se présentait de manière moins explicite, intégré – pour ne pas dire « caché » – qu’il était dans les fondations mêmes du structuralisme, où il se combinait – fait paradoxal s’il en est – à un scientisme des plus ambitieux. À la différence de la littérature, le structuralisme en anthropologie, en sociologie ou en histoire se donnait pour tâche de connaître le monde, mais la manière d’y parvenir – sa méthode –, se fondant sur la même idée de l’autonomie du langage que chez les poètes, ne pouvait aboutir qu’à la négation du savoir scientifique. Cette conception antiréférentielle de la langue poussera les structuralistes à se méfier de manière excessive de tout « positivisme », à douter de toute réalité tangible du monde, à mettre en cause la culture même de l’Europe et son héritage humaniste.

L’antiréférentialisme n’était donc pas seulement un courant artistique ou une école littéraire. C’était une vision du monde et une façon de penser qui eut une influence décisive sur l’histoire des sciences humaines et, par voie de conséquence, sur l’évolution des sociétés occidentales dans leur ensemble. La présence simultanée de l’antiréférentialisme dans deux domaines que longtemps on avait pris pour incompatibles – l’art et la science – est essentielle pour la compréhension du phénomène. Elle révèle quelque chose de sa nature : l’hybridité fondamentale – la confusion entre les conceptions proprement scientifiques (linguistique structurale) et les visions artistiques (l’art pour l’art) – qui se trouvait à l’origine du paradigme structural.

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L’histoire de l’antiréférence – telle est la thèse de cet ouvrage – est celle de la trahison de l’idéal scientifique qui a mené à la crise postmoderne du savoir et de l’identité.

À ses débuts, le structuralisme s’inscrivait dans la longue histoire du scientisme européen. C’est au nom de cet idéal que l’anthropologie, la philosophie et plus tard l’histoire se livreront à un réexamen de la modernité européenne. Le projet structuraliste connut néanmoins une inflexion importante en 1966, lorsqu’à l’issue de la polémique qui l’avait opposé à Raymond Picard Roland Barthes formula un véritable programme de travail – une feuille de route idéologique – à l’intention de la nouvelle génération des intellectuels, qui conduisait in fine à la substitution de l’interprétation à la vérité. L’entreprise fut menée à bien en grande partie grâce à un cadre – une atmosphère – qui lui était favorable : celui des années 1960, acquises à la cause du Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet et du textualisme de Philippe Sollers. 1966, que le grand historien des idées François Dosse appelle « l’année structurale », ne le fut pas seulement en raison de la sortie des Mots et les Choses de Michel Foucault ou de l’attention que les médias prêtaient alors à ce courant d’idée. Elle le fut aussi parce qu’elle avait offert au public lettré le manifeste de l’interprétation universelle qui aux yeux de beaucoup de spécialistes de littérature reste aujourd’hui encore indépassé.

L’interprétation à la place de la vérité, l’opinion au lieu du savoir : le programme de Barthes trouva des adeptes dans toutes les sciences dites « humaines », notamment en historiographie, discipline qui, dix ans plus tard, réfuta à son tour l’idée de vérité et de science. Les similitudes que l’on observa alors entre le développement des études littéraires et l’histoire étaient frappantes. Les mêmes mécanismes et les mêmes logiques se déployaient dans les écrits des « nouveaux critiques » et dans ceux des représentants du « tournant linguistique » en histoire : partout l’interprétation prenait le pas sur l’analyse, l’avis – si « éclairé » fût-il – sur la connaissance positive. La conséquence immédiate de cette évolution de notre culture ne se fit pas attendre : dans les années 1980, au plus fort de l’ère postmoderne, l’Occident était entré dans l’âge du doute et de la fin. De la dénonciation des « grands récits » également. Si, en littérature, l’interprétation avait remplacé la vérité, dans l’étude du passé la mémoire avait évincé l’histoire. La subjectivité était tout et partout. Les formes modernes du savoir furent définitivement « déconstruites ».

C’est ainsi que le rêve structuraliste de la science aboutit, trente ans après sa naissance, au cauchemar du relativisme postmoderne

Cet extrait est tiré de l'ouvrage d'Alexandre Prstojevic La conquête du vide publié aux Éditions Hermann en avril 2022. Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

publié le 15/04/2022

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