Note sur la paralepse et ses usages contemporains1

Frank Wagner (Université Rennes 2)

 

Quelques remarques sur la paralepse
Les procédés dont use le narrateur du récit fictionnel pour réguler le volume d’informations porté à la connaissance des lecteurs ont de longue date retenu l’attention des narratologues2. Parmi ces nombreuses tentatives de formalisation, à l’enseigne du « mode »,  la typologie des formules focales élaborée par Gérard Genette3 est désormais notoire4. Entreprenant de répondre à la question « qui perçoit dans le récit de fiction ? », il est ainsi conduit à distinguer focalisation « zéro » (ou récit « non focalisé »), où le narrateur « en dit plus que n’en sait aucun des personnages »5, « interne », où « le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage » (idem) et « externe », où « le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage » (idem). Il enrichit en outre ce modèle ternaire de variantes ou nuances (focalisation « variable », « multiple ») pour rendre compte des fluctuations du foyer perceptif sur la diachronie du récit. De plus, on s’en souvient sans doute, après avoir esquissé ce cadre global pour l’analyse des procédés de sélection de l’information narrative, l’auteur de Figures III s’intéresse à diverses « altérations » - terme qu’il justifie ainsi :


 […] un changement de focalisation, surtout s’il est isolé dans un contexte cohérent, peut aussi être analysé comme une infraction momentanée au code qui régit le texte, sans que l’existence de ce code soit pour autant remise en question […] je nommerai donc altérations ces infractions isolées, quand la cohérence d’ensemble demeure cependant assez forte pour que la notion de code dominant reste pertinente. (P. 211).

 

Et Genette d’ajouter que « les deux types d’altération concevables consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire, soit à en donner plus qu’il n’est autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble » (idem). Dans un souci de cohérence terminologique, le premier de ces deux cas de figure inversement symétriques est alors « baptisé » paralipse (ou omission latérale d’information), le second paralepse (ou excès d’information). La paralipse se rencontre par exemple dans un récit en focalisation interne dominante sur un personnage déterminé, dont le narrateur choisit de passer sous silence une information que ni lui ni le « héros focal » ne peuvent ignorer : le meurtre de Roger Ackroyd par le Dr Sheppard dans le roman d’Agatha Christie, l’impuissance d’Octave dans Armance de Stendhal, le fait que Michel Strogoff n’a été que partiellement et/ou provisoirement aveuglé par un sabre chauffé à blanc sur ordre du Khan Féofar manipulé par Ivan Ogareff chez Jules Verne6. Quant à la paralepse, elle peut « consister  en une incursion dans la conscience d’un personnage au cours d’un récit conduit en focalisation externe » (p. 213), comme au début de La Peau de chagrin de Balzac ; ou en régime de focalisation interne, « en une information incidente sur les pensées d’un personnage autre que le personnage focal [par exemple Mrs Farange7 dans tel extrait de Ce que savait Maisie de Henry James, texte massivement focalisé sur le personnage de la petite fille], ou sur un spectacle que celui-ci ne peut pas voir » (idem). De tels phénomènes abondent par exemple dans À la recherche du temps perdu, le plus spectaculaire étant sans doute la relation par le narrateur-personnage, en l’absence de toute modalisation légitimante, des ultimes pensées de Bergotte à l’article de la mort. De quoi laisser perplexe le lecteur attentif, et lui inspirer la question suivante : « Comment le sais-tu, « Marcel » ? »...C’est précisément - entre autres phénomènes, toutefois- la multiplication des occurrences d’un tel savoir excédentaire du narrateur autodiégétique proustien qui conduit Genette à formuler à propos de la Recherche un diagnostic de polymodalité8.

La définition de ces « altérations » par le poéticien nécessite quelques observations (plus ou moins) critiques. Tout d’abord, comme Genette le signalera lui-même dès Nouveau Discours du récit, pour mieux cerner ce qui se joue en la matière, il peut être pour le moins utile, sans pour autant céder au confusionnisme, de croiser mode et voix - plus précisément relation de personne. En effet, en régime fictionnel, au lieu que :


 […] le narrateur hétérodiégétique n’est pas comptable de son information, [puisque] l’« omniscience » fait partie de son contrat […], le narrateur homodiégétique, lui, est tenu de justifier (« Comment le sais-tu ? ») les informations qu’il donne sur les scènes d’où « il » était absent comme personnage, sur les pensées d’autrui, etc., et toute infraction à cette charge fait paralepse  (p. 52)  -

 

la différence essentielle entre les deux cas de figure résidant dans la dimension préfocalisée du (seul) récit homodiégétique9.

Il s’ensuit que la détection de paralepses en relation hétérodiégétique peut paraître sujette à caution. Pour nous en tenir aux exemples genettiens, certes le début de La Peau de chagrin est indéniablement conduit en focalisation externe et, non moins indéniablement, des énoncés tels que « le jeune homme ne comprit sa ruine… » ou « il affecta l’air d’un anglais », par l’intériorisation ponctuelle de la perspective dont ils témoignent, dérogent au « système » modal établi dans/par l’incipit. Mais y voir autant d’« infractions » peut paraître excessif, puisque le narrateur hétérodiégétique n’est nullement astreint à un respect a priori et/ou absolu et/ou durable de la focalisation externe, dont le choix semble surtout dicté par le désir de produire un introït énigmatique. Ainsi les menues « altérations » présentes dans les premières pages peuvent-elles être lues comme l’indice voire l’amorce de l’imminente plongée dans l’intériorité psychologique du protagoniste, qui ne manquera pas de survenir une fois dissipé l’inaugural suspense identitaire. Autrement dit, s’il y a bien là « dissonance » focale - que le poéticien est bien sûr fondé à repérer -, le phénomène n’a pour autant rien de scandaleux ni même de surprenant sur le plan logique10, qui ne fait que confirmer l’« omniscience » du narrateur hétérodiégétique, et risque précisément pour cette raison de passer inaperçu aux yeux du lecteur. Idem chez James, où la focalisation sur Maisie ne saurait revêtir force de loi. Sans doute la pureté typologique s’en trouve-t-elle altérée, mais on voit mal en vertu de quel principe le narrateur hétérodiégétique devrait s’interdire de ponctuelles plongées dans le psychisme d’autres personnages - surtout si ces incursions permettent de délivrer un apport informatif utile à l’intelligibilité de l’histoire. En revanche, déroger à la restriction de champ apriorique qu’induit le choix de la narration homodiégétique suscite bel et bien un scandale d’une autre ampleur, susceptible de frapper non seulement le théoricien du récit, mais tout lecteur un tant soit peu vigilant. C’est d’ailleurs en substance, me semble-t-il, ce que le « Genette » de 1983 répondait au « Genette » de 1972. N’était l’inélégance de la formulation, et pour les raisons susdites, j’ajouterais simplement que les altérations que sont paralipses11 et paralepses doivent donc être déterminées non pas seulement par rapport au code modal, mais par rapport au code « voco-modal » dominant, en vertu de l’intrication12, dans le récit de fiction, de ces activités : parler et percevoir - pour peu, bien sûr, qu’un tel « code dominant » puisse être repéré, et sa pérennité établie ; hypothèse que déjouent certains récits contemporains, par exemple La Femme changée en bûche13 de Marie NDiaye ou La Reprise14 d’Alain Robbe-Grillet.

Enfin, reste à signaler que la paralepse apparaît dotée d’un potentiel « transgressif » beaucoup plus évident que la paralipse, du moins si l’on accepte de considérer le roman comme une machine à différer l’information, donc à produire du « suspense ». En effet, passer sous silence - le plus souvent de façon provisoire - une information dont le respect du code modal impliquerait la divulgation s’inscrit dans la logique dilatoire propre au genre, et constitue en outre un efficace vecteur de tensivité narrative15 ; au lieu que délivrer des informations « excédentaires » contrevient à ladite logique, et risque par là même de désamorcer la curiosité des lecteurs pour l’histoire16. Voilà qui permet, au moins pour partie, de comprendre la moindre fréquence des procédés paraleptiques dans le roman.

Sans doute cette (relative) rareté du phénomène explique-telle le faible nombre de travaux qui y sont consacrés, y compris dans le champ des études contemporanéistes17 : fâcheuse lacune, toutefois, puisque l’excès de savoir peut, au même titre que sa rétention, assurer dans la littérature d’aujourd’hui la « pérennité » du soupçon, en engageant notamment une réflexion sur la fiabilité de l’instance narrative. En termes d’effets, et en dépit de leur apparente opposition terme à terme, « savoir retenu et[/ou] savoir manquant »18 et savoir « en trop » peuvent ainsi paradoxalement se rejoindre. Dans l’espoir de mieux cerner les implications du procédé, je souhaiterais donc analyser brièvement quelques récits contemporains, au sein desquels la paralepse occupe une place de choix.

Quelques exemples de paralepses dans les récits contemporains
En relation homodiégétique (et régime fictionnel)

Plus discrètement « dénudante » que les procédés métatextuels, dont on sait l’usage intensif que firent les écrivains de la modernité, la paralepse semble ainsi avoir été exploitée de façon plus sporadique par les « nouveaux romanciers »19. Dans la mouvance, ou à sa marge, Le Ravissement de Lol V. Stein20 de Marguerite Duras constitue toutefois une exception digne d’intérêt. Pour mémoire, ce récit, assumé par une instance extra-homodiégétique (ne révélant son identité (« Jacques Hold ») qu’au bout de 70 pages environ21), est par définition préfocalisé, c’est-à-dire que son narrateur primaire ne saurait en bonne logique avoir accès à l’intériorité psychologique des divers personnages dont il rapporte l’histoire, à commencer par la protagoniste. Or, nonobstant cette restriction de champ apriorique, le narrateur multiplie graduellement les notations ponctuelles relatives aux sentiments et pensées des deux personnages féminins, Tatiana Karl et Lol V. Stein. De nouveau, la question paraît s’imposer : « Comment le sais-tu, Jacques Hold ? » En effet, comme nous-mêmes dans la vie réelle, le seul usage de la focalisation interne sur autrui dont dispose un narrateur homodiégétique consiste en l’attribution hypothétique d’états mentaux à autrui (« X doit penser que »)22. En l’absence de telles modalisations, comme dans Le Ravissement, ces « crues » du savoir narratorial relèvent donc de l’impossibilité pure et simple, sauf à émettre l’hypothèse que Jacques Hold aurait, antérieurement à son activité narrative, recueilli les confidences détaillées des intéressées - hypothèse trop onéreuse et/car trop peu convaincante sur le plan logique comme sur celui de la vraisemblance pour être retenue. En l’occurrence, prétendre résorber le scandale implique d’accepter un changement de logique : si le narrateur peut nous rapporter pensées et sentiments des personnages féminins, c’est qu’il les invente, conformément au fantasme fusionnel, fondé sur la triangulation du désir, qui innerve le déploiement de son discours profondément affectif - ce dont il nous avait charitablement informés, en termes sibyllins, il est vrai, dès la page 14 du récit23. D’un tel usage récurrent de la paralepse (entre autres procédés anomiques), retenons-donc que résulte (entre autres conséquences) une ombre portée sur le crédit dont peut jouir le narrateur - ce Jacques « Hold » qui ne parvient guère à « tenir » les rênes de la narration, débordée par le déploiement d’un discours intensément fantasmatique. Mais, quelle que puisse être la singularité des objectifs et des choix d’écriture durassiens, le savoir excédentaire du narrateur homodiégétique du Ravissement attire sur cette instance le soupçon, dont l’ère battait alors encore son plein.

Si, au mitan des années 60, Marguerite Duras proposait une réflexion en acte sur les tentatives de connaissance de l’autre, au prisme du désir, près de 25 ans plus tard, Patrick Roegiers se livre pour sa part à une brillante variation sur le regard (physique et mental) dans tous ses états. En conséquence, alors que dans Le Ravissement l’usage de la paralepse n’était que ponctuel (et pouvait être éclipsé par des phénomènes plus voyants, tels que par exemple les fluctuations pronominales entre formes personnelles et impersonnelles), dans Beau Regard24, le procédé fait l’objet d’une remarquable systématisation, au point de constituer l’un des schèmes fondateurs du récit. L’histoire s’y limite pour l’essentiel à l’évocation par un narrateur extra-homodiégétique d’un dîner au menu exclusivement composé de homards, où sont rassemblés Ross, l’hôte, son épouse, son beau-fils Alex et le couple Tripp - ainsi que le narrateur-personnage, qui rencontre les autres convives pour la première fois. Mais cette réduction de la fabula à la portion congrue est compensée par le déploiement de séquences paraleptiques, dont l’impossibilité constitutive finit par conférer au récit une dimension fantastique - encore accrue par l’imaginaire malsain voire morbide qui s’y déploie. En effet, cantonné dans un mutisme obstiné à l’égard de ses commensaux, le narrateur-personnage, s’il se livre à « un acte de véritable chirurgie visuelle » (Prière d’insérer), scrutant avec une acuité hypertrophiée les faits et gestes des convives, y ajoute la relation de scènes auxquelles il lui a été rigoureusement impossible d’assister, et dont il ne peut rien savoir. À titre d’exemples : Ross examinant ses selles sanguinolentes dans l’isolement des toilettes où il s’est brièvement retiré (p. 29-33), Tripp touillant de l’index les rognures d’ongles méticuleusement entreposées par ses soins dans un petit pot en verre, à son domicile (p. 44-45), Alex tondant la pelouse selon un rituel complexe dicté par les exigences maniaques de son beau-père (p. 57-61), etc.

Or l’un des intérêts du récit réside précisément dans la tension qu’il instaure entre respect et levée de la restriction de champ impliquéepar la relation de personne élue. Ainsi la plupart des scènes paraleptiques recèlent-elles divers modalisateurs (« avait dû », p. 29 et 30 ;  « devait avoir », p. 45), conformément aux usages de la narration homodiégétique préfocalisée, mais petit à petit, cette précaution est balayée par le déploiement d’un discours de plus en plus intensément assertif, comme par la charge fantasmatique des représentations qu’il charrie. Autrement dit, le virtuel paraît graduellement tourner à l’actuel - au risque d’égarer un lecteur dès lors voué à la perplexité quant au degré de fiabilité des scènes qui lui sont rapportées25.

Du moins pourrait-ce être durablement le cas si ces zones d’incertitude herméneutique n’étaient pas désambiguïsées par la mise en place d’un réseau métatextuel suffisamment dense pour sauvegarder ou restaurer la lisibilité du texte. En participent l’épigraphe (« Voir, c’est fermer les yeux  / Wols »), la justification intradiégétique du déséquilibre affectant la vision du narrateur-personnage (par le bris d’une monture de ses lunettes, p. 24-25), et surtout plusieurs passages auto-commentatifs spécifiant les tenants et aboutissants de cette entreprise de fantasmatisation (p. 83-85, notamment) : « Qu’avais-je fait d’autre durant tout ce temps que sauter à pieds joints dans un rêve qui passait sous mes yeux ? » (p. 85). Mais, si elles satisfont la soif de compréhension du lectorat, ces ressources convergentes ne désamorcent pas pour autant le sentiment d’inquiétante étrangeté suscité par les greffons paraleptiques - d’où découle d’ailleurs une bonne part de l’intérêt du récit. Ainsi, plutôt que d’une mise en crise délibérée de l’autorité narrative, le jeu virtuose sur les liens de la voix et du mode qui informe Beau Regard paraît relever d’une célébration littéraire de la pulsion scopique26 - assimilant désir de voir et de savoir. Par là même, le récit de Roegiers atteint une dimension métalectorale, puisque l’un des principaux vecteurs de l’activité lectrice réside précisément dans la libido sciendi27. Dans ce texte de 1990, la pérennité du soupçon s’accompagne donc en quelque sorte de son déplacement.

Ce « changement dans la continuité » trouve confirmation dans plusieurs volumes du « cycle de Marie »28 de Jean-Philippe Toussaint, en particulier Fuir et La Vérité sur Marie, où traitement et implications de la paralepse relèvent d’une « synthèse » de ce qu’il en advenait chez Duras et Roegiers - assortie de son dépassement. Une fois encore, ces récits sont assumés par un narrateur extra-homodiégétique, et respectent majoritairement les implications restrictives de ce choix vocal en matière de point de vue. C’est précisément sur le fonds constitué par un tel code modal dominant que surviennent les paralepses, d’autant plus surprenantes que le récit paraissait jusque-là se développer dans le respect d’une logique globalement réaliste. Dans Fuir (p. 148-151), le narrateur-personnage relate ainsi avec un luxe de détails étonnant une scène à laquelle il lui a été rigoureusement impossible d’assister, puisque - précise-t-il explicitement (p. 150) - il se trouvait à bord d’un bateau à destination de Portoferraio, où elle s’est déroulée : Marie accompagnant à cheval le corbillard conduisant la dépouille de son père jusqu’au lieu de ses obsèques. La tension repérée chez Roegiers est ici de nouveau à l’œuvre : certes, les modalités d’introduction de la paralepse tendent à en atténuer le potentiel irréaliste, en présentant les pages qui suivent comme affabulation : « […] je parvins à imaginer comment avait pu germer dans son esprit l’idée extravagante de venir à l’enterrement de son père en tenue d’équitation. » (p. 148, je souligne). Mais, dès la phrase suivante, énoncé dûment modalisé et assertion dépourvue de nuances s’enchaînent au risque de la contradiction (« Elle avait dû se lever à l’aube, Marie s’était levée à l’aube […] », idem, je souligne), ainsi exhibée, avant que la séquence se déploie sans plus la moindre modalisation, aux temps de l’indicatif passé (plus que parfait, imparfait, passé simple), et intègre en outre des bribes de focalisation interne sur le personnage féminin (« Marie […], cheminant dans le soleil avec un sentiment de toute-puissance et d’intemporalité », p. 150, je souligne). La force des représentations, conséquence des propriétés mêmes de leur textualisation, risque alors d’occulter aux yeux des lecteurs la discrète modalisation inaugurale : en ce sens, il y aurait donc bien paralepse, c’est-à-dire excès d’information révélant (en creux) une impossibilité cognitive aux allures de scandale logique - du moins jusqu’à sa résorption par une clarification d’ordre herméneutique, absente de Fuir.
En revanche, dans La Vérité sur Marie, la force disruptive de paralepses (p. 161-163, notamment) similaires dans leur principe à celle qui vient d’être étudiée fait l’objet d’une neutralisation rétroactive, à la faveur de commentaires métatextuels explicites, aux accents d’art poétique :

 […] même si j’étais moi-même absent des scènes qui se déroulaient derrière mes yeux fermés, si je n’en étais pas partie prenante, même si je n’apparaissais pas physiquement parmi les autres figures, je me savais intimement présent, non seulement en tant que source unique de l’invention en cours, mais au sein même de chacun des personnages, avec qui des liens internes m’unissaient, des liens enfouis, privés, secrets, inavouables – car j’étais autant moi-même que chacun d’eux.  (P. 166-167)29.

Les altérations du code modal dominant que sont les paralepses se voient ainsi réintégrées dans une cohérence d’un autre ordre, grâce à cette profession de foi perspectiviste, qui dissipe en outre les éventuelles zones d’ombre du titre : « la vérité sur Marie » n’est autre que la vérité romanesque, « une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale » (p. 166). Chez Toussaint, la paralepse apparaît dès lors comme l’instrument privilégié d’une défense et illustration des pouvoirs « cognitifs » (certes atypiques30) de la fiction littéraire, c’est-à-dire également, sur un plan plus général, comme le principe actif d’une relance du soupçon - qui est aussi renouvellement.

En relation hétérodiégétique (aux marges de la fiction)

Or dans la littérature d’aujourd’hui, cette fonction de la paralepse informe également certaines narrations hétérodiégétiques, mais se déployant « sur »31 la frontière censée séparer fiction et non-fiction - en particulier récits de faits divers et biofictions32L’Adversaire33 d’Emmanuel Carrère constituerait un bon exemple du premier cas de figure : en dépit d’une relative instabilité de la relation de personne, ce récit consiste tout de même majoritairement en l’évocation rétrospective à la troisième personne34 des événements authentiques de « L’affaire Jean-Claude Romand », et ménage une place importante aux focalisations internes sur Jean-Claude Romand lui-même, dont pensées et sentiments nous sont ainsi paradoxalement rapportés. Mais Carrère prend grand soin de désamorcer le scandale cognitif que pourrait représenter cette impossible plongée dans la psyché du meurtrier affabulateur, en multipliant les séquences métatextuelles à valeur programmatique - soulignant ainsi l’articulation des trois lignes de force du projet exposé dans le Prière d’insérer : « raconter précisément », « imaginer », « comprendre », sur fond de dialectique de la singularité (la trajectoire individuelle de Romand) et de l’exemplarité (ses potentielles résonances en chacun de nous). L’excès informatif consubstantiel à la paralepse témoignerait ainsi des pouvoirs heuristiques de l’écriture, oeuvrant à la construction d’un « savoir » d’un autre ordre, car fondé non plus sur le studium mais sur le punctum.

Sur un mode beaucoup plus ludique, cette problématique est également à l’œuvre dans les trois biofictions35 de Jean Echenoz : Ravel, Courir, et Des éclairs. Si ces textes évoquent respectivement une partie de la vie des personnes réelles que furent Maurice Ravel, Emil Zatopek et Nikola Tesla, ils n’en sont pas moins rassemblés sous l’étiquette générique « roman », présente dans leur péritexte36 ; et c’est bien la tension instituée entre ces deux horizons d’attente d’ordinaire perçus comme incompatibles, de même que les flottements subséquents du pacte de lecture, qui font tout le sel de l’entreprise - où la paralepse occupe une place de choix. En effet, même si Jean Echenoz s’est à l’évidence livré à un considérable travail d’information préalable, dans chacun de ses récits la strate de l’archive est régulièrement (et ironiquement) débordée : par exemple, chaque fois - ou presque - que se déploie un dialogue au discours direct de quelque ampleur, qu’une scène est rapportée avec un luxe de détails suspect, ou plus encore que le narrateur hétérodiégétique dévoile telle pensée, tel sentiment ou telle sensation de Ravel, Zatopek ou Tesla, dont nul archiviste n’a pu conserver la trace, faute d’y avoir jamais eu accès.

Or si, en l’occurrence, le traitement échenozien de la paralepse apparaît remarquable, c’est que, contrairement aux usages en vigueur en la matière, il s’abstient rigoureusement de toute légitimation métatextuelle du procédé. En l’absence du moindre discours d’escorte aux accents didactiques, c’est donc au lecteur qu’il appartient de repérer ces îlots de savoir excédentaire, qu’il est tentant de considérer comme autant de clins d’œil paraleptiques, discrètement dénudants. Car, par-delà la connivence ludique dont elles permettent de jeter les bases (bien aidées en cela par de multiples autres ressources), ces récurrentes paralepses engagent une réflexion en acte sur l’écriture littéraire. Voir dans l’entreprise biofictionnelle d’Echenoz une pure et simple confirmation de l’idée valérienne que « tout ce qui s’écrit est fictif » serait à la fois excessif et réducteur, mais Ravel, Courir et Des éclairs en proposent une manière de déclinaison biaise, et incitent de facto à redonner toute son importance à la question de la médiation langagière, plus, scripturale, dans notre rapport au monde (et à ceux qui y vivent) - à la faveur d’une interrogation complémentaire sur la fiction, ses limites, ses hypothétiques propriétés et ses capacités heuristiques. Sans doute la paralepse n’est-elle ici qu’un procédé parmi bien d’autres, mais non des moindres, en raison même de sa valeur d’indice ; puisque la question qu’elle induit (« comment le sais-tu ? ») recèle en germes sa propre réponse : « parce que je l’invente. »

À l’issue de ce hâtif survol, de Duras à Echenoz en passant par Roegiers, Toussaint et Carrère, en relation homo- ou hétérodiégétique, en régime fictionnel ou « semi-fictionnel »37, telle est bien semble-t-il, de nos jours, la fonction principale, en même temps que l’intérêt majeur, de cet excès d’information qui a nom paralepse : favoriser par l’absurde - au prix d’une inquiétude portée sur la fiabilité de l’instance narrative38 -, avec (le plus souvent) ou sans (plus rarement) le secours de commentaires métatextuels à fonction désambiguïsante, une réflexion in actu sur l’écriture littéraire et ses pouvoirs. En ce sens, au même titre que la paralipse, et en dépit de sa relative rareté, le procédé peut tenir sa partie dans l’insistance, sous des formes obliques39 et renouvelées, du soupçon dans les littératures narratives d’aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

 

1 Une version de cet article, plus brève de moitié, est antérieurement parue le 23 avril 2013, sous le titre de « “Comment le sais-tu ?” La paralepse, aujourd’hui », dans la  rubrique « Incursions » de la revue en ligne Temps zéro, sous la direction de René Audet. URL : http://tempszero.contemporain.info/document877.

2 Entre autres multiples exemples : Mieke Bal, « Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit », Poétique, n° 29, février 1977, p. 107-127 ; Wolfgang Kayser, « Qui raconte le roman ? » (1958), traduction française dans Gérard Genette & Tzvetan Todorov (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, 1970 puis 1977, « Points », p. 59-84 ; Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le « point de vue ». Théorie et analyse, Paris, José Corti, 1981 ; Franz K. Stanzel, Die typischen Erzählsituationen im Roman, Vienne & Stuttgart, Braumüller, 1955 ; Pierre Vitoux, « Le jeu de la focalisation », Poétique, n° 51, septembre 1982, p. 359-368, etc.

3 Figures III, Paris, Seuil, 1972, « Poétique », p. 206 sq. ; puis Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983, « Poétique », p. 48 sq.

4 Sur les critiques et tentatives d’amendement dont ce modèle de la focalisation a fait l’objet, on se reportera à la bibliographie de Nouveau Discours du récit, op. cit. Plus près de nous, signalons tout de mêmela suggestion de Raphaël Baroni (Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017, p. 94-102), qui propose de « découpler » focalisation et point de vue. Cela dit, mon propos n’est pas en l’occurrence d’interroger la pertinence de la typologie genettienne des formules de focalisation, simplement de l’utiliser comme point de départ pour l’analyse de ce procédé particulier qu’il baptise « paralepse ».

5 Figures III, op. cit., p. 206.

6 Ces divers exemples sont empruntés à Genette, Figures III, op. cit., p. 212.

7 « Le jour approchait, et elle le savait, où elle trouverait plus de plaisir à jeter Maisie à la tête de son père qu’à la lui arracher ». (Cité à la page 213 de Figures III, op. cit.).

8 Figures III, op. cit., p. 214-224.

9 Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 52. Dans ce qui suit, dans la mesure où le phénomène de préfocalisation vaut dans  les deux cas, je ne distinguerai pas degrés fort et faible de la relation homodiégétique, que je rassemblerai donc sous cette seule dénomination.

10 Puisque la fiction littéraire use communément du procédé de la focalisation interne sur tel ou tel de ses personnages. Ce qui est impossible dans la vie réelle devient ainsi non seulement possible, mais même banal dans le récit de fiction – et ce sous le poids de l’usage. Sur la progressive banalisation au fil du temps de certains procédés de narration et/ou de focalisation, voir Cécile Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », Poétique, n° 101, février 1995, p. 23-46.

11 Sur les paralipses, que je n’évoquerai pas ici, on pourra consulter l’article de Marc Escola, « “Chaque âge a ses plaisirs”. Les aventures de la paralipse », Poétique, n° 185, mai 2019, p. 73-98.

12 Certes relative : il ne s’agit pas de confondre mode et voix ; mais l’étude de leurs rapports me semble indispensable à qui souhaite analyser la régulation de l’information narrative dans le récit de fiction. Sur cette question, je me permets de renvoyer à Frank Wagner, « Parler et percevoir. Les fluctuations de la situation narrative dans La Femme changée en bûche de Marie NDiaye », Poétique, n° 150, avril 2007, p. 217-237.

13 Paris, Minuit, 1989.

14 Paris, Minuit, 2001.

15 Au sens de Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, « Poétique ».

16 Pour l’histoire, mais non pour la narration, bien sûr, qui se trouve au contraire mise en évidence par de tels surcroîts d’informations.

17 Du moins en ce qui concerne les études littéraires de langue française. On est là bien loin du succès critique  phénoménal rencontré ces dernières années par le procédé de la métalepse, il est vrai plus fréquent et « voyant ».

18 Frances Fortier et Andrée Mercier, « Savoir retenu et savoir manquant. Quelques enjeux de la narration omnisciente dans le roman contemporain »,  Cahier de narratologie,  n° 10, vol. 1, 2001, p. 445-460.

19 Cette hypothèse, tout intuitive, mériterait toutefois assurément de faire l’objet d’une enquête complémentaire, que je me permettrai d’abandonner aux authentiques spécialistes du « Nouveau Roman ».

20 Paris, Gallimard, 1964 ; coll. « Folio », 1976,  puis 1990 pour l’édition utilisée.

21 À la page 74 de l’édition « Folio » utilisée : « Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi. » Pour une étude de ces flottements de la relation de personne, voir Frank Wagner, « Troubles dans la relation de personne », Poétique, n° 178, novembre 2015, p. 275-296 ; en particulier p. 289-291.

22 Comme l’a établi Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, « Poétique ».

23 « Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T. Beach. A partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein. »

24 Paris, Seuil, 1990, « Points roman », 2000 pour l’édition utilisée.

25 Raison pour laquelle, en dépit de la présence ponctuelle de modalisations, l’emploi du terme « paralepse » me paraît en définitive licite.

26 Pulsion dont il faut tout de même reconnaître que, dans une perspective très différente,  elle jouait néanmoins déjà un rôle de premier ordre dans Le Ravissement de Lol V. Stein.

27 En témoignent par exemple les travaux de Michel Picard, La Lecture comme jeu : essai sur la littérature, Paris, Minuit, 1986, « Critique » ; et Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, « Écriture ».

28 Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La Vérité sur Marie (2009), Nue (2013), Paris, Minuit.

29 Voir aussi les pages 165 et 166.

30 En regard, bien sûr du modèle de la cérébralité rationalisante, à l’œuvre par exemple dans les discours de type philosophique ou scientifique.

31 Je ne prétends pas par là que ces textes enfreindraient ladite frontière, mais simplement qu’ils l’interrogent en acte, la révélant peut-être ainsi d’autant plus efficacement. Sur cette question, voir Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, « Poétique ».

32 Alain Buisine, « Biofictions », Revue des sciences humaines (« Le biographique »),  n° 224, 1991, p. 7-13.

33 Paris, P.O.L., 2000.

34 Même si Carrère y intervient régulièrement en tant que sujet-énonciateur, et ce en vue de sonder les échos que suscite en lui l’histoire de Romand.

35 Ravel (2006), Courir (2008), Des éclairs (2010), Paris, Minuit.

36 Et ce à l’initiative de l’éditrice, Irène Lindon, ce qui incite à relativiser quelque peu la volonté « transgressive » que l’on pourrait, sur cette base, éprouver la tentation d’attribuer à l’écrivain.

37Étant entendu que les textes de Carrère et Echenoz ne sont pas des fictions, mais jouent de ressources que le commun des lecteurs associe spontanément, à tort ou à raison, à l’écriture fictionnelle.

38 L’étude de la paralepse gagnerait ainsi, je crois, à être articulée à celle du narrateur non fiable, dans la mesure où le procédé témoigne d’une forme de manipulation des lecteurs, potentiellement déceptive.

39 Ce caractère oblique, aux antipodes de toute pesanteur didactique, pourrait inciter à parler de « scrupule » plutôt  que de « soupçon », comme le suggère Dominique Viart : « Le scrupule esthétique : que devient la réflexivité dans les fictions contemporaines ? », Studi Francesi, n° 177 (LIX / III), 2015, p. 489-499.

 

 

Article publié le 20 septembre 2020

Design downloaded from free website templates.