Fragments d’un discours théorique.
Nouveaux éléments de lexique littéraire

Avant-propos à Fragments d'un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire.

 

Emmanuel Bouju

Université de Rennes 2

 

On ne se met pas devant une turbine pour
l’inonder d’huile à machine. On en verse
quelques gouttes sur des rivets et des joints
cachés qu’il faut connaître.

Walter Benjamin1

 

 

Ce volume a pour origine le projet de réunir une série d’articles inspirés, à plus ou moins de distance, des conférences prononcées par des chercheurs renommés dans le cadre d’un cycle intitulé « Représentation de la littérature : vocabulaires et modèles », au sein des activités du Groupe phi (Groupe de poétique historique et comparée, CELLAM), depuis sa création à la veille de notre siècle. Plutôt que de reprendre simplement le texte de ces conférences, pour certaines déjà anciennes, j’ai préféré demander à chaque auteur de proposer des pistes inédites de réflexion en matière de théorie de la littérature, à partir du choix d’un élément de vocabulaire, éprouvé ou inventé. Comme échappés d’un dictionnaire de théorie littéraire qui n’existerait pas encore, ces articles contribueraient ainsi à ouvrir des pistes nouvelles, ou au moins permettraient de mieux arpenter celles qui existent déjà.
     Le principe est clair, mais il nous laisse dans une certaine incertitude quant à la définition même de l’objet textuel auquel il aboutit : parlera-t-on d’un vocabulaire, d’un glossaire, d’un lexique, d’une terminologie, d’un dictionnaire, d’une encyclopédie ?
     Ce livre n’a rien de la systématicité et de l’universalité de l’encyclopédie. Il n’a pas le souci d’objectivité d’un dictionnaire. Il prétend être utile sans pour autant postuler l’unité théorique d’une terminologie ni la spécificité technique d’un vocabulaire. Il n’a pas la singularité lexicale ni la rareté définitoire du glossaire. On dira plutôt qu’il est l’abécédaire lacunaire d’une pensée ouverte, multiple et partageable du littéraire. Ou qu’il est une sorte de lexique erratique, organisant en ordre alphabétique les fragments d’un discours théorique qui cherche à exposer de façon neuve ce que la littérature offre, en propre et en commun, à notre horizon de pensée.
     Il s’agissait en tout cas d’éviter le risque encouru par certains glossaires ultra-spécialisés et que signalait déjà, en 1979, Marc Angenot lorsqu’il affichait en épigraphe de son Glossaire pratique de la critique contemporaine2 cet excellent extrait du Traité des tropes de Du Marsais : « De là les noms de mimèsis, apophasis, cataphasis, astéismus, myctérismus, diasyrmus, sarcasmus, et autres pareils, qu’on ne trouve guère que dans les ouvrages de ceux qui les ont inventés. » Ainsi les termes choisis dans le vocabulaire de ce nouveau lexique peuvent-ils être généraux et anciens (comme énergie, plainte, vie) ou nouveaux et spécifiques (comme épimodernisme, illittéraire et même médiévalisme) – mais sans jamais rien de véritablement néologique : ils visent plutôt des façons neuves de penser les mots de la littérature, et par là-même d’en disposer les matières, comme disait Pascal (ou Guy Debord citant Pascal3 ). Même des termes comme « texte » ou « temporalité » méritent ainsi d’être réexaminés, comme on le ferait sur le conseil de Barthes, pour qui « le refus des intimidations de langage consiste, modestement, à dériver à l’intérieur de mots connus (sans trop s’inquiéter s’ils sont démodés)4  ».
     J’écris : mots ou termes, plutôt que notions ou concepts. On a pourtant souvent affaire, dans ces articles, non seulement à des « catégorèmes » utiles à l’appréhension notionnelle des phénomènes littéraires, mais à de véritable « concepts » – singuliers génériques, utilisés en construction absolue (comme le souligne par exemple Anne Emmanuelle Berger sur le mot, si sensible aujourd’hui, de « genre ») et construits par la pensée contemporaine. Mais en ayant précisément affaire à cette pensée qui transforme, parfois trop facilement, les mots en concepts, les articles ici réunis préfèrent revenir le plus souvent à la ductilité d’usage, et aux potentialités inemployées, de ces mots – sans pour autant vouloir tout à fait déconstruire les traditions conceptuelles ni les terminologies conventionnelles auxquelles ils se rattachent.
     Aussi bien s’agit-il de faire voir ce que l’usage de ces mots recouvre ou peut recouvrir comme pratiques notionnelles vives, dans l’appréhension de la littérature. Comme le faisait remarquer déjà à juste titre Marc Angenot, l’important est la mobilité, la dynamique de ces pratiques, leurs contradictions et leurs tensions, et non l’illusoire fixité terminologique qu’un lexique ou un glossaire pourrait risquer de susciter. Et en effet, une théorie vivante de la littérature, comme celle dont cet ouvrage s’inspire, s’occupe d’abord « des migrations, des transpositions, des captations5  » contemporaines des mots de la littérature ou de sa pensée. Elle suit les échappées de cette pensée, pour faire de chaque article une piste à suivre.
     Et de fait, ces pistes, plus ou moins civiles ou sauvages, traversent la littérature à la fois comme champ notionnel et comme espace d’interprétation – selon le sain principe évoqué par Agamben à la suite de Benjamin, selon lequel « la théorie ne peut être exposée légitimement que sous la forme de l’interprétation6  ». On y retrouve entre autres Balzac, Proust, Melville… et aussi, souvent, signe des temps actuels, Roberto Bolaño. On y pratique une théorie en acte, sous toutes les formes possibles (ou presque) ; voire même une théorie qui accompagne étroitement l’acte de création (comme chez Gwenaëlle Aubry, Tiphaine Samoyault ou Philippe Forest – d’ailleurs unis par la préférence accordée à la « reprise » sur le « ressouvenir ») ; ou, encore autrement, une théorie qui se veut créatrice de la forme même de son discours (comme chez Jérôme David ou Franc Schuerewegen).
     Car « le matériel, on peut se le procurer comme on veut, sans compromettre la rigueur intellectuelle ; le travail créateur consiste en son utilisation, en la combinaison des sphères, en le pressentiment de la cohésion. » – disait Karl Kraus dans l’un de ses aphorismes7 . Aussi aura-t-on parfois affaire ici à une théorie à la limite de la théorie. À une théorie comme forme de vie, pour les lecteurs que nous sommes8 .

     On ne manquera peut-être pas d’accuser cette ductilité de réflexion et cette diversité d’engagements en la taxant d’éclectisme, et en regrettant qu’un nouveau lexique de théorie littéraire ne soit pas le fruit d’une pensée unifiée. Mais c’est une position de principe du Groupe phi, dont cet ouvrage est l’un des fruits : conjoindre et faire dialoguer ensemble les pensées les plus différentes sur la littérature ; refuser qu’elles s’excluent par principe les unes les autres – non par naïveté ni angélisme, mais par simple souci d’une transmission ouverte de la recherche contemporaine. On s’y inspire de cette phrase de Foucault :
À un même ensemble de difficultés plusieurs réponses peuvent être données. Et la plupart du temps, des réponses diverses sont effectivement proposées. Or ce qu’il faut comprendre, c’est ce qui les rend simultanément possibles ; c’est le point où s’enracine leur simultanéité ; c’est le sol qui peut les nourrir les unes et les autres, dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions9 .

     Alors certes, on y serre (et sert) des gloses disparates, frappées à l’évidence des subjectivités de chercheurs et de leur singularité stylistique. Et l’on n’y trouvera pas des réponses « toutes cuites » comme aurait dit Sarraute. Ou Deleuze : « Les trucs tout faits, oh là là ! les catastrophes ! Bon10 . » Mais précisément, comme disait (plus sérieusement) Deleuze lui-même – qui préférait penser en philosophie la différence des problèmes plutôt que des solutions –, ce qui importe c’est le chronotope de la pensée, l’espace-temps dans lequel (ou sur lequel) la pensée s’établit, avec les problèmes qu’elle définit et les mots qu’elle leur assigne. Eh bien disons que ce lexique, en définissant, par quelques mots, certains des « problèmes » contemporains de la littérature, est aussi l’indice de notre chronotope.
     De fait, la liste des termes proposés fait d’emblée apparaître quelques phénomènes significatifs, en conduisant de « diffraction » à « vie », ou en proposant de faire, aussi bien de la « plainte » que de l’« énergie », des mots-clés pour la littérature. Pas de « fin » ni d’« épuisement » ici : on est bien plutôt du côté, inchoatif et contractuel, de la « génétique sociale » et de la « transitionnalité », de l’« engagement » et du « fiduciaire ». Même l’épigonalité y apparaît comme le revers apparent d’une puissance secrète de création et d’autorité, associée aux notions nouvelles d’« épimodernisme » ou d’« illittéraire ». La littérature a trait à l’expérience et à sa « reprise » en profondeur : à l’« immersion » et à la « temporalité », à l’« esthétique » conçue comme « noétique », à la « survie », même. Dans cette expérience, même des notions a priori bien établies comme celles de « texte » ou de « genre » en viennent à être réexaminées.
     En ce sens, ces « notices » le sont au sens fort du terme : ce sont des quasi-déclarations de foi en un certain acte de connaissance, en une certaine façon de poser et de penser le problème de la littérature, et le problème de sa théorie. Chaque article engage son auteur, parfois assez ouvertement, en même temps qu’il illustre une sensibilité contemporaine et la forme d’écriture qui lui est associée, et dont le lecteur peut se sentir plus proche ou plus éloigné.
     On aura une première idée de ce fait en prenant connaissance des résumés proposés par chacun. Je les livre ici en guise d’introduction à la lecture de l’ouvrage, dans l’ordre alphabétique des auteurs, afin de signaler pour achever cet avant-propos combien ces « nouveaux éléments de lexique littéraire » tiennent à la personnalité et au style des chercheurs qui ont accepté d’y participer, autant qu’à l’importance des notions examinées.

  1. Gwenaëlle Aubry (sur la survie) :

« Je cherche ici à comprendre/décrire ce qui, dans la forme même du roman, est instrument de survie- à la fois d’une vie en excès, et d’une vie qui perdure par-delà ce qui la menace ou la rompt. Comment le roman intègre-t-il ces instants de faille ou de foudre que dit la poésie ? Comment le prorsus, l’en avant de la prose, transforme-t-il la sidération en mouvement, l’intensité statique en intensité dynamique ? Comment ressaisir, à même son corps propre, l’expérience de la désappropriation ? Comment revenir, et même si c’est long, et même si on ne sait pas d’où ? »

  1. René Audet (sur la diffraction) :

« Alors que les diverses approches de la littérature contemporaine ont tenté de justifier certains procédés d'écriture ou des expérimentations sur la textualité des œuvres en fonction de critères idéologiques ou typologiques (postmodernité, mouvances liées à l'Histoire, au retour du récit ou à la complexité), la notion de diffraction se présente comme une perspective d'ordre poétique de prise en charge de ces manifestations d'un éclatement ou d'une pluralité interne des œuvres. Multiplication des fils narratifs ou des points de vue, dispersion du statut de héros à des communautés de personnages, investissement de la matérialité des livres, foisonnement énonciatif : les tentatives d'expulsion de l'unité (discursive, actantielle, textuelle) de l'œuvre narrative sont d'emblée saisies comme un trait de l'écriture, comme un processus contribuant à la modalisation de la représentation qu'elle propose. Cet article établit le cadre épistémologique de cette notion, de façon à en baliser par la suite les principales orientations poétiques. »

  1. Raphaël Baroni (sur l’énergie)

« Cette entrée vise à clarifier la notion polysémique d’intrigue. À une approche formaliste concevant l’intrigue comme une mise en forme de l’histoire centrée sur l’acte configurant d’un auteur et sur la structure textuelle, s’oppose une approche fonctionnaliste fondée sur l’expérience d’un interprète qui progresse dans le texte. Dans ce cadre, l’intrigue devient une mécanique dépendant d’un transfert d’énergie : les potentialités de l’histoire sont converties en une cinétique de la lecture. L’exemple d’une œuvre limite dans laquelle cette énergie se déploie en l’absence d’une histoire sert d’illustration au propos. »

  1. Anne-Emmanuelle Berger (sur le genre)

« Qu'arrive-t-il aux études littéraires et par celles-ci lorsqu'on y introduit la question dite du « genre » aujourd'hui, autrement dit, celle du traitement différencié des femmes et des hommes dans l'histoire,  les sociétés, les institutions, les discours et les textes, et, plus largement, celle de la distinction féminin-masculin ? Cet essai ne se contente pas de souligner l'apport scientifique et la portée philosophique de l'approche « de genre » développée depuis une quarantaine d'années dans le champ littéraire (interrogation des présupposés de l'histoire littéraire et transformation en cours  de son récit; ouverture de pistes de lecture et de chantiers de réflexion qui renouvellent la compréhension des œuvres). Il tente aussi de faire valoir ce qu'une certaine « pensée de la littérature », comme  attention au travail  de la langue et des langues, apporte aux études de genre. Pour ce faire, il traite le « genre » lui-même, non pas seulement comme une catégorie et un outil d'analyse, mais aussi comme un morceau d'idiome au destin singulier et différencié selon les langues qui l’accueillent. »

  1. Emmanuel Bouju (sur l’épimodernisme) :  

« Parce que le contemporain n’a pas de suite, pas de futur établi (contrairement à toutes les autres époques définies rétroactivement), il est toujours difficile de lui donner un nom : la solution du « post » a longtemps prévalu, permettant d’oublier qu’il puisse avoir lui-même un « après ». Désormais, plutôt que de parler de « post-post-modernité » comme certains le proposent, je suggère d’évoquer par « épimodernisme » l’hypothèse d’un dépassement contemporain du postmodernisme, en réglant sa signification possible sur les six valeurs distinctes et complémentaires du préfixe épi : contact de surface, origine, extension, durée, autorité, finalité. Six valeurs possibles du préfixe, correspondant à autant de réinterprétations des six valeurs qu’Italo Calvino avait proposées lors des « leçons américaines », écrites il y a trente ans, juste avant de mourir (Légèreté, Vitesse, Exactitude, Visibilité, Multiplicité, Consistency – cette dernière étant restée lettre morte). Six valeurs que j’appelle : Superficialité, Secret, Énergie, Accélération, Crédit et Esprit de suite. »

  1. Jérôme David (sur l’engagement ontologique) :

« 1. Est littérature tout ce que l'on déclare tel avec quelque motif.
2. L'imagination radicale institue le monde.
3. La littérature se compose d'œuvres.
4. L'engagement ontologique est ce qu'une œuvre dit qu'il y a.
5. Un engagement ontologique appelle un assentiment.
6. Figure-toi toi-même. »

  1. Vincent Ferré (sur le médiévalisme) :

« La réception du Moyen Âge, dans ses versants érudit (études littéraires) et créatif (fictions néomédiévales) connait un développement remarquable depuis trente ans, dans un contexte de valorisation générale de la mémoire, et du Moyen Âge en particulier, perçu comme l’autre de la modernité. Fondamentalement, le médiévalisme invite à une réflexion d’ordre méthodologique et disciplinaire, au sein des études littéraires ainsi que dans la sphère des sciences humaines. »

  1. Philippe Forest (sur la reprise) :

« Que la littérature, liée à la vie dont elle vient et à laquelle elle revient, soit une épreuve du vertige à la faveur de laquelle se défont toutes les fausses certitudes qui gouvernent nos existences, qu’elle soit tournée vers une vérité qui ne lui appartient pas en propre et qu’elle ne postule d’ailleurs qu’à la façon d’un horizon dont elle sait mélancoliquement qu’il lui reste inaccessible, qu’elle constitue une parole qui ne se soustrait à l’éthique que pour donner à ce mot un sens second et par lequel elle se lie à la seule loi de l’amour, voilà ce que nous dit Kierkegaard – ou du moins ce que j’ai cru comprendre à ce que j’ai lu de lui. »

  1. Bertrand Gervais (sur l’illittéraire)

« Cet article explore les « pratiques illitéraires », notion établie à la suite d’une lecture de l’essai Uncreative Writing de Kenneth Goldsmith (2011). Le point de départ en est une description des effets du copier/coller sur nos pratiques d’écriture. Les collages ainsi produits sont associés à la pratique du remix qui est présente en musique et dans les arts depuis plus de quarante ans. Qui dit collage dit aussi la possibilité de plagiat, et les pratiques textuelles contemporaines flirtent allègrement avec ce délit créatif. À partir d’un ensemble d’exemples français, québécois et américains, réunis parce qu’ils proposent tous une intertextualité systématique ostentatoire, version littéraire du remix, j’étudie ces pratiques illitéraires qui viennent buter contre les conventions littéraires et qui conduisent à une renouvèlement  de l’écriture. Les pratiques illitéraires sont dites illégitimes, illégales, illisibles, illettristes, illimitables, illustratives, voire illogiques. Sont-elles cependant illusoires ? Correspondent-elles à un nouvel état des lettres ou à un simple feu de paille ? Reposent-elles sur du sérieux ou représentent-elles l’incarnation d’une énième avant-garde tout aussi éphémère que les précédentes ? Il est évidemment trop tôt pour le savoir, mais il convient de les examiner dès maintenant, afin de comprendre de quelle façon elles transforment nos habitudes textuelles. »

  1. John Hamilton (sur l’esthétique noétique) :

« Seuls les hommes de génie, comme le Gambara de la nouvelle éponyme de Balzac, sont à même d’entendre l’idée dans sa vérité « nue », non-dissimulée, aléthique, car « eux seuls ont la puissance de la développer ». Cette puissance est liée au pouvoir et à la potentialité de l’illumination musicale, une révélation d’ordre épiphanique qui souffre invariablement de sa chute dans la matérialité sensible, tout comme Gambara lui-même souffre de se retrouver dans un monde situé de ce côté-ci du fossé métaphysique. Pour Gambara, l’adhésion obstinée à l’Idée constitue la cause de son délire. Et cette impasse de Gambara se trouve de fait au cœur même de l’esthétique balzacienne – comme exemple d’une esthétique noétique, dont la littérature seule est capable. »

  1. Joseph Jurt (sur la génétique sociale) :

« Lucien Goldmann a défini son approche « structuraliste-génétique » par le fait que le véritable sujet de la création littéraire est pour lui le groupe social qui élabore les éléments d’une vision du monde, conditionnée par une situation politico-économique donnée et atteignant toute sa cohésion dans les grandes œuvres culturelles. Si Bourdieu s’est réclamé également d’un « structuralisme génétique », on ne peut pas selon lui expliquer la genèse des œuvres à partir des structures de la société globale, mais à travers le concept d’un champ (littéraire ou artistique) qui est le produit d’un processus d’autonomisation (relative). L’article revient sur ces deux acceptions possibles de la “génétique sociale”. »

  1. Hélène Merlin-Kajman (sur la transitionnalité) :

« Je voudrais proposer ici une définition de la littérature qui, d’un côté, fasse droit à des facteurs de continuité inaperçus de son histoire, et de l’autre, au contraire, à une rupture historique récente que les critiques actuels oublient. Barthes écrivait : « Je pense qu’il faut lire dans le désir du texte futur ; lire le texte du passé dans une visée nihiliste ; en quelque sorte, dans ce qu’il n’est pas encore. »11 Nous pourrions simplement corriger et dire : non pas « lire le texte du passé dans une visée nihiliste », mais « lire le texte du passé dans une visée transitionnelle ». C’est-à-dire faire crédit à tout ce qui indique sa disponibilité temporelle (témoin de la trame et de la chaîne de l’histoire, la littérature documente le temps), son potentiel relationnel, son ouverture. Donner toute sa chance au playing, en somme : parce qu’il fait bouger le texte – et le lecteur. Et le « public », à terme. »

  1. Thomas Pavel (sur la temporalité littéraire) :

« Après avoir considéré les théories d’Edmund Husserl, Gérard Genette et Paul Ricœur concernant les rapports entre temps et fiction littéraire, l’article examine les rapports entre l’intrigue d’une œuvre littéraire et la mise en valeur de sa temporalité grâce à la portée projective de la lecture, à la distance entre le souci d’agir des personnages et leurs actions, au zoom temporel manœuvré par l’auteur, à la multiplicité épisodique et à la cohésion temporelle de l’ensemble de l’œuvre. »  

  1. Dominique Rabaté (sur la plainte) :

« Cet article présente une « idée de recherche » portant sur la plainte telle que la littérature permet de la dire, de la recevoir. C’est moins l’indicible qui est l’objet de cette problématisation que l’inaudible. Je prends l’exemple d’Hécube, pour montrer comment la parole humaine s’articule à la supplique, et comment Euripide fait entendre l’inconsolable. Dessinant le champ d’une enquête pluridisciplinaire, je souligne la capacité qu’a la littérature à nous rendre attentifs aux souffrances individuelles, aux désarrois muets. »

  1. Tiphaine Samoyault (sur la vie) :

« Tantôt on oppose à la littérature « la vraie vie », tantôt la vraie vie, « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature ». Rien de moins théorique a priori que la « vie ». Mais un tournant sémantique s’est opéré où l’on est passé du terme de vie pensée comme vie de quelqu’un au concept de vie sans complément de nom. Sous l’influence de la philosophie et de l’éthique, la littérature est devenue un espace privilégié pour penser la vie, à la fois parce qu’elle se présente comme une réserve pour la sagesse pratique et parce qu’elle cherche à lui donner un sens ; en retour, la théorie littéraire peut en faire, outre un concept poétique (la vie comme genre littéraire), le concept de la puissance et de la mémoire des œuvres (vie, survie, organicité des œuvres dans le temps), et un concept visant à déterminer la portée éthique et la relation de la littérature aux espaces et à l’exercice du vivant. »

  1. Jean-Marie Schaeffer (sur l’immersion) :

« Depuis une vingtaine d’années la notion d’“immersion” est beaucoup utilisée dans les études littéraires. C’est même devenu une notion passe-partout : rarement définie, elle est utilisée pour décrire des processus multiples qu’il semble difficile de subsumer sous une définition unique. Cette situation tient au fait que la notion est rarement analysée en tant que telle : la plupart du temps elle est vue dans le cadre de notions connexes diverses, comme la “fiction”, la “simulation”, le “récit”, l’“illusion”, etc. Ceci donne lieu à des quiproquos. On conviendra qu’entre la définition la plus restrictive – l’immersion comme mode de réception des récits de fiction – et la définition la plus vaste – l’immersion comme absorbement dans une réalité quelconque –, la distance est très grande, trop grande sans doute pour qu’on puisse les inclure dans une même définition. Il convient donc de reprendre la question à nouveaux frais – ce que je propose de faire ici, en me limitant pour des raisons de place à la question de l’immersion mimétique (et la sous-question de l’immersion fictionnelle) dans le champ des arts. »

  1. Franc Schuerewegen (sur le texte) :

« On ne sait pas quel objet est un texte, et s'il s'agit d'un objet. La réflexion porte sur les rapports compliqués, souvent conflictuels, que les théoriciens imaginent, en critique littéraire, entre le « donné » et le « construit ». L'idée retenue est, en gros, qu'un texte est un « construit » mais que, si on n'a pas accès aux indications de construction, au mode d'emploi, en fait, on ne va pas bien loin. Non, nous ne parlons pas des meubles IKEA, ou autres produits du même genre. Notre problème est de penser le texte comme œuvre, c'est pourquoi l'exemple de la musique vient illustrer le propos. Imaginons le texte littéraire comme une partition. Elle est mode d'emploi et, en même temps, œuvre, si la partition est de Bach, Mozart, Monk. Mais comment, alors, faire de la musique? C'est le sujet dont nous traitons. »

  1. Peter Szendy (sur le fiduciaire) :

« Plus encore que le syntagme français « sans doute », l’expression anglaise équivalente, no doubt, signifie son propre contraire : la certitude de l’absence de doute s’y renverse en une probabilité incertaine, et vice versa. Cet étrange syntagme sert de fil conducteur à une traversée du roman de Melville, The Confidence-Man, où la question de la croyance et de la foi, c’est-à-dire du crédit et du fiduciaire, s’inscrit au cœur de la lecture elle-même. »

 

       On l’aura compris, à la lecture de ces trailers d’un genre particulier : cet ouvrage est bien autre chose, disais-je, qu’un dictionnaire, un glossaire ou même un lexique ordinaire. C’est une petite collection de fragments d’un discours théorique, non pétri de certitudes mais de potentialités ; plus que des notions et leurs définitions, il rassemble des valeurs de pensée, des paris maïeutiques et des incitations nouvelles à la lecture vive de la littérature.

 

1 Walter Benjamin, Sens unique, précédé de Une Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 2007, p. 139

2 Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Québec, Éditions Hurtubise HMH, 1979.

3 Guy Debord, Mémoires. Structures portantes d’Asger Jorn [1959],Jean-Jacques Pauvert, Les Belles Lettres, 1993.

4 Roland Barthes, « L’image » (Cerisy-la-Salle, juin 1977), in Œuvres Complètes tome 5, Le Seuil, pp. 512-522

5 Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, op.cit., p. 11.

6 Giorgio Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, trad. de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2008, p. 7.

7 Karl Kraus, Aphorismes, traduction et choix de textes par Roger Lewinter, Paris, Mille et une nuits, 1998, p. 57.

8 Ainsi par exemple de Tiphaine Samoyault citant Ann Jefferson (Biography and the Question of Literature in France, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 389) pour qui la pensée de la littérature peut aller jusqu’à préférer la biographie à toute théorie.

9 Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations », in Dits et écrits 2. 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1416-1417.
 « Polémique, politique et problématisations » (in P. Rabinow, op.cit. 1984) (1410-1417)

10 Gilles Deleuze, cours du 06/11/84 sur Cinéma et pensée.

11 Roland Barthes, « Roland Barthes critique », dans Œuvres complètes, tome III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 990.

 

Mise en ligne : 1 / 12/ 2015

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