Entre historiographie et fiction : indice, témoignage et tradition poétique
(Hérodote et Thucydide) 1

 

Claude Calame
EHESS, Paris

Dans la tradition grecque et européenne en général, l'enquête historiographique se présente dès Hérodote comme une exploration et une mise en discours conjointes du temps et de l'espace. La configuration discursive qu'offre l'historía entendue comme enquête-attestation est faite de l'entrecroisement d'incursions dans la profondeur temporelle du passé de différentes cités ou groupes culturels et de voyages dans le champ multidirectionnel de la géographie du monde habité par les communautés des hommes. À la faveur de cet entrecroisement, la transgression spatiale des limites assignées par l'ordre de la justice au pouvoir politique des souverains s'avère être l'un des moteurs essentiels de l'histoire tel que la conçoit Hérodote. Dès lors, dans l’Enquête, la progression chronologique dans l'exploration des causes à l'origine du conflit affrontant Perses et Grecs se nourrit des incursions dans l'espace habité et civilisé par les protagonistes de l'action historique ; et des causes  repérées temporellement et spatialement dérivent responsabilités et culpabilités des acteurs de l’histoire. Loin de constituer des digressions assumant une éventuelle fonction de divertissement, les développements «ethnographiques» de l'historien d'Halicarnasse sont donc insérés de manière organique dans le fil du temps de la narration qui organise et assume le temps narré. D'ordre étiologique et explicatif, cette scansion temporelle et spatiale de la erzählte Zeit par la Erzählzeit, du temps et de l’espaces racontés par le temps de la narration est elle-même portée par le temps (et l’espace) de l'énonciation (énoncée). Cette scansion narrative est ainsi soumise, par interventions énonciatives interposées, au temps et à l’espace judiciaires qui modèlent le déroulement de l'histoire. Hérodote en effet assume dans son propre discours non seulement la position d'un enquêteur qui travaille sur les lógoi des autres et sur sa propre expérience oculaire, mais aussi celle d'un juge. Les descriptions d'ordre anthropologique fondées sur l’enquête visuelle, sur le témoignage personnel et sur les discours des autres, entre ópsis et akoé, entre vue et ouïe, sont donc soumises à un principe d'explication compréhensif, à un principe d’intelligibilité. Dans la perspective spatio-temporelle intégrée qui traverse l’œuvre, ce principe guide les auditeurs, puis les lecteurs à travers l'exposition des causes historiques posées comme premières et à travers le spectacle de la constitution géo-politique de l'empire perse. Par une fabrication du passé, il les conduit vers le temps et l'espace qui sont en gros ceux de l'énonciation énoncée et, par là, vers le hic et nunc extra-discursifs de la communication: l'Athènes de l'après-guerres médiques, l’Athènes de Périclès 2 !

La question se pose donc de savoir comment les deux historiens considérés comme les figures ancestrales de l’historiographie moderne – Hérodote, puis Thucydide – ont su concilier l’exigence du témoignage et de l’attestation avec les effets fictionnels de toute forme de discours  monographique, en particulier en hsitoriographie.

1. Pragmatique de l’énonciation historiographique : Hérodote
Souci de l'enquêteur d'Halicarnasse: «avancer dans son discours» (probésomai  es tò próso toû lògou) pour «dénoncer» (seménas) celui qui fut à l'origine des actes injustes commis envers les Grecs. La métaphore du cheminement indique que le point de référence de l'enquête, pour un interprète des indices qui se pose en juge est aussi bien spatial que temporel. «Jusqu'à moi» (ep'emeu): ce point focal réalise très exactement les trois paramètres de l'«appareil formel de l'énonciation» : «je», «ici», «maintenant» ; ces trois paramètres démarqueraient le «discours» de l’«histoire» ou du «récit» (en «il», «là» et «autrefois») 3 . Mais cette déclaration inaugurale nous rappelle qu'en particulier le discours historiographique est traversé, du point de vue énonciatif, par le phénomène de la deixis. Bien avant les réflexions de Benveniste sur l'énonciation et son appareil formel, le linguiste allemand Karl Bühler avait reconnu que le point d'origine de tout discours consiste en un système de repères spatiaux, temporels et «personnels». Composé des indices de l'ici, du maintenant et du je, cet ensemble de repères énonciatifs correspond à ce que l'on peut concevoir comme l'«instance d'énonciation». Or ce Hier-Jetzt-Ich-System s'avère doué d'une capacité médiatrice tout à fait remarquable, autant du point de vue de la relation entre intra- et extra-discursif que dans la perspective du partage, purement instrumental, entre «histoire/récit» et «discours» 4 . En particulier sur le plan spatial, un démonstratif tel hóde  en grec peut aussi bien renvoyer (en anaphore ou en cataphore) à ce qui vient d'être dit ou ce qui va être énoncé dans le discours qu'à un élément de la situation d'énonciation et de référence du discours. La deixis que permet un tel démonstratif se partage donc entre Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos. Travaillant sur les capacités créatrices et symboliques intra-discursives de la langue et faisant par conséquent appel à l'imagination, les procédures anaphoriques et cataphoriques de la Deixis am Phantasma peuvent se combiner avec celles d’ostension extra-discursive qu'est la demonstratio ad oculos. Cette combinaison de l’ostension interne avec la démonstration externe nous aide à comprendre comment le monde construit dans le discours, le monde qui nous apparaît comme fictionnel, peut aussi référer, de manière médiate au monde naturel et culturel dont dépend toute mise en discours.

Les opérations de la deixis peuvent en particulier établir une correspondance entre la position énonciative et textuelle de la persona loquens (le «locuteur») et la personne biographique qui prononce effectivement le discours. Elles peuvent aussi mettre en relation le temps énoncé (intra-discursif) avec le moment (extra-discursif) de son énonciation; en concomitance, elles relient l'espace construit dans le discours avec l'espace de ce même instant de communication. La prise en compte de ce système des coordonnées spatio-temporelles de l'instance d'énonciation avec sa double référence déictique intra- et extra-discursive est essentielle quand on entend interroger le développement discursif des conceptions pratiques du temps et de l'espace que constituent les monographies d’historiographie: narrations spatio-temporelles qui réalisent leur fonction pragmatique non seulement dans une relation de référence forte avec le passé restitué, mais aussi à la condition de dessiner un espace et un temps énoncés et textuels en relation avec l'espace et le temps ouverts de leur énonciation. C'est exactement à ce mouvement que l'on assiste dans l'Enquête d'Hérodote ; le déploiement spatio-temporel du récit s'achève au moment même où débute l'événement géo-politique présent, où s’installe la conjoncture à laquelle est confronté son public: l'extension de la puissance athénienne dans tout le bassin de la mer Égée. Pour rendre compte de ce mouvement de retour d’un passé configuré dans le discours de l’historiographie sur la réalité présente on peut adopter, tout en la précisant, la perspective ouverte par Paul Ricœur dans le premier volet de Temps et récit. En effet l’opération historiographique peut être insérée dans la séquence des trois phases de mimésis impliquée par toute mise en discours : préfiguration (du temps et de l’espace) dans la perception et par l’intermédiaire des témoignages, sinon des documents ; configuration (en passé historique) par des moyens discursifs et rhétoriques qui ne se limitent pas au narratif ; refiguration, avec son impact pragmatique, dans la réception et l’interprétation (des actions passées non pas mises en intrigue, mais mises en discours dans la monographie d’histoire) 5 . On se centrera ici sur la question du rôle joué par traces, indices et témoignages visuels ou auraux entre préfiguration et configuration dans une historiographie qui se donne à nous, désormais et au-delà du modèle ancestral, comme présentant une forte composante fictionnelle.

2. Autour de la trace : entre Foucault et Heidegger
Dans la perspective de l’entrecroisement entre temps passé et espace présent ouverte par l’Enquête d’Hérodote, la référence du discours historique nous confronte donc aux espaces naturels et construits qui, préfigurés, sont configurés dans le discours de type historique pour être entraînés et transformés dans la mise en discours de l'opération historiographique. De ce point de vue spatial, le travail de l’enquêteur se fonde notamment sur des indices matériels qu'il est convenu de saisir en termes de traces; par leur nature concrète et sensible, les traces correspondent en particulier à des espaces présents et signifiants ; des espaces auxquels l’interprétation indicielle confère une dimension temporelle.

Or dans l'historiographie moderne, la trace s'avère pourvue d'un statut particulier et pour le moins paradoxal. Aux yeux des historiens contemporains, la trace est ce qui permet de concevoir le document dans son aspect matériel. C'est le cas pour Marc Bloch: «Qu'il s'agisse des ossements murés dans les remparts de la Syrie, d'un mot dont la forme ou l'emploi révèle une coutume, du récit écrit par le témoin d'une scène ancienne ou récente, qu'entendons-nous en effet par documents, sinon une “trace”, c'est-à-dire la marque, perceptible aux sens, qu'a laissé un phénomène en lui-même impossible à saisir?»; ou, dans une définition plus positive, Michel Foucault: «Reconstituer, à partir de ce que disent les documents – et parfois à demi-mot – le passé dont ils émanent et qui s'est évanoui maintenant loin derrière eux; le document était toujours traité comme le langage d'une voix maintenant réduite au silence, – sa trace fragile, et par chance déchiffrable». En tant que discipline désormais chargée d'élaborer les documents eux-mêmes, l'histoire se révèle englober les traces; par le travail documentaire sur leur matérialité, l’histoire transforme ces différentes formes de «rémanence» sociale en de véritables «monuments» 6. C'est ainsi encore que Ricœur emprunte la trace aux historiens pour lui attribuer une «signifiance» et de ce fait une (incontestable) capacité de renvoi au passé. En tant que vestige, la trace serait constitutive de la médiation entre le hic et nunc et la réalité des choses passées; en tant qu'indice, elle constituerait le lieu matériel de la référence sémiotique au passé tout en étant l'opérateur de la recherche et du déchiffrement historiographiques, mais également de la fabrication discursive et fictionnelle qu'elle déclenche 7 .

Une fois encore, le retour chez Ricœur aux pesanteurs idéologiques et rhétoriques de la phénoménologie heideggerienne devrait manifester sa vacuité; sinon à mettre le doigt sur l'énorme malentendu entretenu par l'herméneutique philosophique qui en est l'héritière, notamment par l'intermédiaire de Hans-Georg Gadamer... Assurément, dans Être et Temps, on lit avec intérêt que «le signe est un utilisable ontique qui, tout en fonctionnant comme cet Util (sic!) particulier, a en même temps un rôle d'indicateur par rapport à la structure ontologique de l'utilisabilité, du réseau entier des renvois et de la mondéité». Redondances étymologisantes et effets de surenchère d'une traduction contestable mis à part, la réflexion pourrait mériter reprise et éclaircissement. Mais le Dasein, l'«être-là» qui est le fondement de la condition humaine, se révélera marqué, du point de vue de l'espace, par un «dé-loignement» constitutif; dans le rapport de l'homme au monde, cette condition ontologique de «dé-loignement» abolirait toute distance signifiante! C'est pourquoi le Dasein, dans son essence temporelle, ne peut réaliser son être-au-monde que sur le mode de l'«ekstase». Animé de manière constitutive et ontologique par le souci déjà mentionné, le Dasein ne peut dès lors qu'être projeté dans le futur que lui assigne son être-pour-la-mort. Sans prétendre dissiper le nuage obscurantiste qui entoure une formulation telle que «la temporellité horizontale ekstatique se tempore en priorité à partir de l'avenir», on comprend que l'historiographie est condamnée à suivre le destin assigné au Dasein et à son «historialité»; en tant que saisie de l'«être-été», l'historiographie s'avère être projetée de manière constitutive vers l'avenir. C'est la raison alléguée par Heidegger pour expliquer que «l'historiographie a ceci de commun avec l'historialité du D a s e i n sans culture historique – qu'elle ne part pas du “présent” et de ce qui n'est “réel qu'aujourd'hui” pour de là remonter à tatons vers le passé; au contraire la détection historique se tempore aussi à partir de l'avenir» 8 .

Autant dire que le fonctionnement signifiant entrevu dans le document appréhendé comme signe, sinon comme trace, est totalement éludé par la métaphysique phénoménologique du temps. La philosophie ontologique d'un Heidegger est si soucieuse d'adhérer à l'essence d'un homme qui serait tout entier voué à l'«être-là» et jeté dans le monde qu'elle n'est pas prête à accorder la moindre épaisseur sémantique ni à l'être humain ni à ses productions. L'ontologie phénoménologique est animée par une telle obsession de l'essence qu'elle est incapable de saisir l'homme dans une activité de construction symbolique et discursive, de construction «anthropopoiétique» qui lui est pourtant constitutive. Cette absence de prise en compte de la création verbale en particulier est pour le moins paradoxale pour une philosophie qui est presque entièrement élaborée dans et par la création de concepts fondés sur des jeux étymologisants (et ontologisants) évoquant les livrets d'opéra rédigés par Richard Wagner. Sans doute accordera-t-on volontiers que l'appréhension première du passé ne s'opère qu'à travers un moment présent immédiatement projeté dans le futur; mais il faut ajouter qu'une telle appréhension ne peut être vécue, puis reprise que comme représentation, à travers les formes de la perception externe et interne; des formes dont le statut dépendra de la théorie de la connaissance que l'on voudra bien accepter 9. La nécessaire projection du passé dans le futur à travers un présent en un flux constant et irréversible échappe donc à l'immédiateté dans la mesure où elle s'opère en tant que temporalité (et spatialité) manifestée(s). Cette temporalité et cette spatialité prennent corps non pas à travers une «ek-stase» (dont le statut est aussi inconsistant que le jeu de mot qui la dénomme), mais dans un construit qui constitue et détermine l'individu par l'intermédiaire des manifestations symboliques partagées avec les membres de la communauté culturelle à laquelle il appartient immanquablement. Animal social et homme de culture, l'individu vit, du point de vue de son histoire partagée, au milieu de traces signifiantes, véritables préfigurations spatiales du temps dans un fonctionnement configurant d'ordre sémiotique.

3. Préfigurations grecques du temps: les tekméria chez Thucydide
Des théoriciens du temps, autant revenir à ses praticiens. L’idée de «trace» fondant le document en histoire trouve en quelque sorte un précurseur dans le semeîon, dans l’indice et dans le tekmérion, la marque de reconnaissance tels que les conçoivent Thucydide. Thucydide d'Athènes en effet n'est pas uniquement le rédacteur de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens comme il l'asserte dans la signature qu'il appose au début de son traité. La Grèce présente (nûn) et les enjeux de l'emprise d'Athènes sur la mer Égée ne sauraient être compris sans référence au développement de l'une et de l'autre. De là la nécessité d'un parcours préalable dans le temps d'autrefois (pálai); de là une «archéologie» (selon l'expression du scholiaste) qui part du règne du héros éponyme Hellen sur la Phthiotide et de la première tentative de domination maritime par Minos; cette préfiguration de la thalassocratie athénienne nous conduit, à travers la guerre de Troie et au-delà des guerres médiques, jusqu'à l'avènement du pouvoir maritime des Athéniens eux-mêmes, dans une convergence de la perspective panhellénique initiale et du point de vue athénien pour le présent: temps et espace! C'est donc à la fois dans le développement temporel de l'histoire politico-militaire de la Grèce et dans l’organisation géo-politique actuelle du pays que l'on trouvera les causes (aítiai) du conflit opposant, maintenant, Athéniens et Péloponnésiens 10 . Recherche des causes donc, de même que chez Hérodote, avec une incursion dans un passé qui, pour nous, relèverait du mythe .

 Pour l'exploration de ces «temps anciens» (tà palaiá), on dispose, selon Thucydide, de tekméria, c'est-à-dire de marques de reconnaissance et d’identification. Ces indices d'identification peuvent être transformés en preuves (písteis) par l'argumentation de leur interprète. Parmi ces marques et indices, la plupart sont verbaux; mais, comme l'indique l'étymologie même du terme tékmar qui renvoie à la vue, certains relèvent aussi du visuel. Ainsi en va-t-il par exemple de la taille actuelle (nûn) de Mycènes. Mais il ne s’agit que d’une indication et ce simple indice ne saurait être utilisée comme un «signe exact» (akribès semeîon) de l'importance de la cité au moment de la guerre de Troie. Ces quelques indices d'ordre visuel et spatial dans le présent peuvent corroborer ou infirmer, pour le passé éloigné, ce que les vers des poètes épiques tel Homère sont  susceptibles de «révéler» (hos Hómeros toûto de déloken). Ainsi en va-t-il du rôle joué par la puissance maritime d'Agamemnon dans la conduite de l'expédition vers Troie. Dans cette combinaison souvent contradictoire de signes visuels présents et d'indices verbaux transmis par la tradition (ho lógos), le travail d'observation (skopeîn) et d'évaluation (nomízein) de la part de celui qui rédige par écrit est essentiel. C'est de lui que dépend la défiance (apistía) que suscite en général la vue en contraste avec la confiance (pisteúein) à accorder aux indications données par les vers épiques d'Homère.

Sans doute ces considérations semblent-elles renverser les termes du rapport de confiance qui lie un historiographe comme Hérodote à la vue plutôt qu'à l'ouïe! On relèvera néanmoins chez Thucydide la conscience que les témoignages indiciels du passé offerts par un Homère sont issus du travail de fabrication propre au poète qui chante et qu'à ce titre les actions narrées sont l'objet dans leur organisation d'un embellissement certain (kosmêsai) : une manière antique de définir ce que nous entendrions par «fictionnel» ! Pour les arkhaîa, la recherche de la vérité (alétheia)  consiste donc en une évaluation des actions des mortels à partir des signes dont l'épaisseur sémiotique et poétique, destinée à charmer un public d'auditeurs, doit entraîner une attitude critique de défiance. Face au muthôdes, face à la composante fictionnelle de la poésie, il convient, pour les discours prononcés par les hommes de même que pour les actes qu'ils ont accomplis, de reformuler ces «dits» et ces «agis» ; et ceci en se fondant sur la mémoire, souvent divergente, des protagonistes de la guerre même 11. Donc pour ce passé éloigné non pas une historiographie «objective» et purement référentielle, mais la reformulation en configuration par l’enquêteur qui se fait en somme à son tour poète.

Parce qu'elle est construite et qu'elle relève donc du fictionnel, la trace visuelle et auditive, élevée au rang d'indice de reconnaissance, est l'objet d'un travail de réécriture. Parce qu'il est énonciativement orienté, le témoignage, qui se fonde sur la mémoire (mnéme), requiert l'intervention de l'historiographe dans une exigence d'exactitude (akribeía). Il y a donc au-delà des siècles une leçon à tirer des remarques méthodologiques formulées par Thucydide sur le métier de l'historiographe: impossible pour qui envisage les marques du passé dans leur disparité non pas en philosophe, mais en praticien de la reformulation de ce passé, d'éluder la mise en forme d'ordre sémiotique. Entre préfiguration et configuration, cette fabrication transforme toute trace en indice ou, pour employer le terme consacré par la discipline, en document appelant lecture et interprétation. Dans ce contexte, parler de «trace» s'avère en fait relever d'une métaphore trompeuse, même si l'on consent à pourvoir la trace d'une vague «signifiance». Foucault nous a rappelé que la constitution des traces du passé en documents fait partie intégrante du travail d'élaboration de l'histoire.

Thucydide lui-même n'hésite pas à réhabiliter la vue (par rapport au lógos) dès que la disposition spatiale de la scène de l'histoire fournit un indice non pas trompeur, mais direct du temps d'autrefois. Quand de Mycènes et du temps de la guerre de Troie on passe à Athènes et au début de la guerre du Péloponnèse, les sanctuaires qui se dressent à ce moment-là sur l'Acropole représentent non plus un simple signe, mais un véritable indice de reconnaissance; non plus un semeîon, mais un tekmérion. Mais preuve de quoi? Ces sanctuaires renvoient en fait à l'action de Thésée qui remonte au temps le plus ancien (apò toû pánu arkhaíou). Après le règne des premiers rois légendaires sur le territoire de l'Attique, c'est en effet Thésée qui fonda la cité d'Athènes; il y regroupa, autour d'un conseil et d'un prytanée uniques, les habitants de l'Attique. Dans cet acte de fondation politique, l'homme d'État de l'âge des héros a d'ailleurs fait preuve de la qualité de discernement (súnesis) qu'il partage avec les quasi contemporains de l'historien que sont Thémistocle et Périclès. Quant à la relation entre passé et présent que le tekmérion permet d'établir, elle est assurée par la célébration rituelle. En effet, de même que le synécisme de Thésée est réactualisé dans la fête populaire des xunoíkia organisée pour Athéna «encore maintenant» (éti kaì nûn), de même la permanence des cultes et des pratiques rituelles qui se déroulent dans les édifices-témoins qui jouxtent l'Acropole assure-t-elle la relation entre les temps anciens et le présent, entre les arkhaîa ou palaiá et le nûn avec son espace de réalisation 12 .

Ce sont donc les rites qui, dans leur rythme récurrent et cyclique, instituent les sanctuaires des dieux et des héros en lieux de mémoire; ce sont les actes de culte qui ajoutent au déroulement linéaire du temps calendaire la dimension cyclique qui en fait un véritable «tiers-temps» ; non pas en position intermédiaire et médiatrice entre temps cosmique et temps vécu (tant il est vrai que le second est entraîné dans le premier), mais en tant que l’une de ces médiations spatio-temporelles entre configurations de l’espace-temps et une mémoire communautaire d’ordre pratique 13. Ce sont d’ailleurs encore les rites et les actes de culte qui tissent la relation historique entre le moment (légendaire) de la fondation d'une institution et son «reenactment» dans une continuité qui s'étend jusqu'au présent. Ainsi en va-t-il aussi, pour Thucydide, des Anthestéries célébrées dans le sanctuaire de Dionysos dans les marais, «comme c'est l'usage maintenant encore» (éti kaì nûn) également chez les Ioniens, eux-mêmes originaires d'Athènes; ainsi en va-t-il encore du rituel de l'eau lustrale que l'on cherche à la fontaine pour préparer la cérémonie du mariage: une coutume pratiquée «maintenant encore depuis les temps anciens» (kaì nûn éti apò toû arkhaíou) 14 . Rythme cyclique dans un cas, succession linéaire des étapes de la vie individuelle dans l'autre.

Dans ce contexte, l'indice de deixis spatio-temporelle que représente le pronom hóde est susceptible d'actualiser la double référence que l'on a décrite à la suite de Bühler ; cette marque linguistique renvoie par là non seulement à ce qui vient d'être énoncé dans le discours, mais aussi au lieu et au moment mêmes de l'énonciation, de la communication. Ainsi, en raison du synécisme entrepris sous l'action intelligente de Thésée, les Athéniens ont désigné l'Acropole du simple nom de pólis, entretenant la coutume jusqu'au jour présent, «jusqu’en ce point-ci» (éti mékhri toûde): moment et lieu de l'énonciation. Dans une perspective d'ordre nettement étiologique, c'est la combinaison de la dimension linéaire et de la dimension cyclique ou occasionnelle du temps calendaire qui fonde la valeur indicielle d'un tekmérion, à la fois spatial et temporel, pour l'offrir en témoignage à l'historien herméneute!

4. Vue et ouïe: histoire récente de Thucydide à Hérodote
Dans le cas d'un tekmérion qui, au-delà de l'apparence visuelle, de marque dientifiante devient preuve, la vue semble à nouveau devoir prévaloir sur l'ouïe. C'est en tout cas ce qu'affirment les Athéniens en ambassade à Sparte, dans un discours recréé par Thucydide. Les Athéniens expriment l'espoir de détourner les Lacédémoniens de la guerre par leurs arguments rhétoriques (ek tôn lógon): «Les événements tout à fait anciens (tà mèn pánu palaiá), à quoi bon les évoquer, ces événements dont les récits confiés à l'ouïe (akoé) sont les témoins (mártures) plutôt que la vue (ópsis) des auditeurs (!)? Mais pour les guerres médiques et tout ce que vous avez vous-mêmes vu et vécu (xúniste)... il faut en parler». Dans un contexte où l'on recherche les garanties impliquées par le sens du mot mártus et de ses dérivés, dans un contexte où l'on privilégie à nouveau la vue par rapport à l'ouïe, il appartient au barbare d'apporter la preuve (tekmérion) de la nouvelle puissance maritime détenue par les Athéniens; une preuve administrée par la défection et la fuite des Perses à l'issue de la bataille de Salamine. Face aux Spartiates, le lógos des Athéniens s'offre lui-même comme un témoignage (martúrion) et une révélation (délosis) de la valeur de leur propre cité! L'intention de leurs discours est en effet de «signifier» (semênai) leur puissance. Attribuée aussi bien à l'oracle de Delphes par Héraclite que par Hérodote à son propre discours, cette fonction d'indication doit à la fois contribuer à rappeler (hupómnesis) aux plus anciens ce qu'ils savaient pour l'avoir vu et à raconter aux plus jeunes ce dont ils n'avaient pas pu avoir l'expérience. Quand il s'agit du passé plus récent, on recourra donc au témoignage de ceux qui ont fait l'expérience, notamment visuelle, de l'événement. Mais quand il s'agit, comme pour le sophiste Thrasymaque, de la constitution des pères, il faut se contenter, pour ce qui se situe en deçà de notre expérience, de l'audition des récits plus anciens (lógoi palaióteroi); dans la suite, on peut recourir aux informations qui, fondées sur la vue, sont données par les plus âgés 15.

Dans la perspective ouverte par les premiers historiographes hellènes, on peut être assurément tenté d'attribuer à la «signifiance» des traces la simple fonction de relation et d'interrogation que lui confère Ricœur 16. Ce faisant, on oublierait néanmoins que le rôle d'indication assigné à la trace présuppose une forme, et plus exactement une forme symbolique; il présuppose une figure qui, autant par sa relation de contiguïté avec ce qui l'a provoquée que par son orientation dans l'espace renvoie, dans un fonctionnement de type sémiotique, aussi bien à l'action qu'aux acteurs qui se trouvent à son origine. Cette figure est d'emblée porteuse non seulement du processus narratif et dynamique qu'elle évoque, mais aussi de la polysémie propre à toute constitution sémiotique; elle suscite et requiert donc par définition un travail d'interprétation. Quand il s'agit d'historiographie ou, plus généralement, de la constitution d'une représentation du passé, la trace se révèle n'être finalement qu'une métaphore se situant entre la préfiguration d'une action passée et sa reprise interprétative en configuration. Elle renvoie en définitive aux différents indices que l'historiographie positiviste du XIXe siècle a cru pouvoir stabiliser et objectiver en documents, que ceux-ci aient été l'objet d'un archivage ou non.

C'est sur ce point même d'une mise en forme préalable des indices présents du passé, à titre de préfiguration, que la première historiographie grecque peut être éclairante. L'aspect indiciel du passé se manifeste en particulier à travers la distinction que dessinent les historiens hellènes de l'époque classique entre les actes anciens (tà palaiá) et les actes «nouveaux» (tà kainá).

Quittons Thucydide pour nous reporter avec Hérodote au moment où les Athéniens revendiquent face aux Tégéates la place d'honneur dans l'ordre de la future bataille de Platées, en 479. Aux guerres anciennes menées contre les Héraclides, contre les Amazones ou à l'occasion de l'expédition en Troade, les Athéniens ajoutent le haut fait que représente la toute récente bataille de Marathon. Le partage entre passé éloigné et passé proche dans la définition du champ de l'histoire se double d'une distinction entre ses acteurs: héros individuels d'une part, tels Minos, Agamemnon ou Thésée dans l'«archéologie» de Thucydide, communautés civiques des Athéniens, des Péloponnésiens ou des barbares de l'autre. Mais quand, plus d'un siècle après la fin des guerres médiques, Démosthène reprend la même distinction entre événements anciens (arkhaîa kaì palaiá) et événements récents (kainá), la limite temporelle départageant les seconds des premiers s'est naturellement déplacée! Ainsi, dans l'argumentation sur la nécessité pour Athènes d'entretenir une flotte, la bataille de Salamine, qui appartient elle aussi au temps des guerres médiques, est passée du côté des palaiá alors que la toute récente capitulation des Thébains, grâce à l'intervention des trières athéniennes en Eubée, appartient de toute évidence aux kainá. Or il faut ajouter que pour Démosthène, la distinction entre passé éloigné, si glorieux soit-il, et passé récent recoupe la ligne de démarcation tracée par Hérodote lui-même, quant aux modes de son enquête, entre ouïe et vue. Si le savoir sur le passé de la cité «dont le temps lui-même ne saurait effacer la mémoire (mnéme)» se fonde pour le public de l'orateur sur l'akoé, l'audition, sa connaissance de l'événement récent se base sur «ce que tous vous avez vu (heorakáte17. Dans cette mesure, l’histoire récente a une valeur d’attestation supérieure à l’histoire ancienne.

5. Les images et l’historía
On pourrait s’interroger sur le statut sémiotique, cognitif ou neuronal, de ces images qu’autant le témoignage que l’historiographie traduisent en termes verbaux. Quoi qu’il en soit, le moment stratégique est en fait celui du passage des différents modes de la préfiguration (par la vue et par l’ouïe) d'épisodes plus ou moins sensibles du temps passé à leur configuration pragmatique par les procédures de rhétorique (au sens large du terme) utilisées par historiographes dans la mise en discours. Pour tenter d’expliciter cette transition, on peut à nouveau se laisser inspirer par termes et concepts hellènes.

Comme on l'a signalé, Thucydide fonde sa recherche d'indices destinés à devenir des preuves (tekméria) sur témoins et témoignages: des mártures et des martúria entendus comme garants. Quant à Hérodote, il conçoit son propre travail de réélaboration narrative et de réécriture descriptive comme un travail d'enquête (historía) qui se fonde aussi bien sur ses propres impressions visuelles que sur les discours (lógoi) des autres. Souvent interrogé, le sens du terme hístor renvoie sans doute moins à l’idée directe de l’attestation oculaire que semble impliquer la racine du terme qu’au concept figuré de la garantie offerte par celui qui recueille les témoignages. On sait en effet que, par l'intermédiaire de la racine *vid-, le fondement étymologique du terme histoire évoque tour à tour le (v)oîda grec (par référence à un savoir visuel), le videre latin et le voir français. Si donc le mártus-témoin est bien le garant de ce qu'il a vu, l'hístor-savant est susceptible d'arbitrer entre plusieurs témoignages dont il se porte garant. Tel est d'ailleurs le statut énonciatif qu’Hérodote adopte, parfois explicitement, dans son propre discours ; rapportant à l’occasion plusieurs versions narratives (lógoi) du même événement l'historien d'Halicarnasse ne prend que rarement position à leur égard et parfois il le dit :  «Quant à moi, je me dois de rapporter ce que l’on raconte (légein tà legómena), mais je ne suis nullement tenu à en être convaincu ; que cette maxime s’applique quant à moi à tout discours» 18.

Hérodote est enquêteur et garant avant d'être juge. C'est pourquoi, tout en assignant à son enquête la visée mémoriale qui est celle de la poésie épique, il renonce à présenter un discours de vérité inspiré par la Muse comme l’aurait fait l’aède homérique. Dans la plupart des cas, il préfère dissimuler son autorité énonciative derrière le on en général pluriel et anonyme des récits des autres. Hérodote laisse ainsi souvent à ses auditeurs le soin du jugement (moral) de véridiction, dans le moment herméneutique de la refiguration! Indices, témoignages, récits, attestation, et arbitrage, mais dans une vraisemblance ouverte, laissée parfois à l’appréciation du public, juge en dernier ressort du degré de fictionalité de ce que rapporte Hérodote. C’est un des aspects essentiels de la pragmatique du discours historiographique des anciens.

6. Retour à la «poiétique» : Aristote
Mise en discours par le témoin de ses souvenirs visuels, puis reformulation discursive par le garant et arbitre qu’est l’enquêteur-historien selon Hérodote : de la préfiguration à la configuration – de mimèsis I à mimèsis II, pour reprendre les notions proposées par Ricœur à partir du concept poétique développé par Aristote. Car c’est Aristote qui décrit, dans la Poétique, les aspects de fabrication propres à toute représentation narrative, qu'elle soit dramatisée ou non, qu’elle soit tragique ou épique. Le poète est donc conçu comme un artisan d'«intrigues» (mûthoi), une intrigue qui se trouve, de manière constitutive, au centre des arts mimétiques. Or, au début d'un important développement consacré à cette tékhne de la po(i)étique, Aristote démarque précisément le poieîn du légein, la «création» de la simple «relation». En contraste avec l'aspect mimétique et représentationnel de l'art du poète, l'auteur de l’Art poétique attribue à l'enquêteur (ho historikós) la fonction de simplement «dire» ce qui s'est passé (tà genómena). Souvent alléguée, la distinction est bien connue : il reviendrait à l'historien de dire ce qui est advenu, mais au poète de dire les choses «telles qu'elles pourraient advenir». Au premier serait donc attribué le particulier (kath'hekástou), au second le général (kathólou). Au premier les actions des hommes qui, identifiés par un nom propre, ont réellement agi ou pâti, tel Alcibiade; au second les actions humaines qui, parfois attribuées à des individus, s'inscrivent dans l'ordre de la vraisemblance ou de la nécessité 19. Mais Aristote ne manque pas d'ajouter que l'artisan d'intrigues (tôn múthon poietés) qu'est le praticien de l'art poétique peut aussi façonner des actions passées (genómena):  «Il apparaît donc que le poète (poietés) doit être créateur d'intrigues davantage que de rythmes. S'il est en effet poète, c'est par la représentation (mímesis) et ce qu'il représente ce sont des actions (praxeîs). S'il lui arrive de fabriquer (poieîn) des actions advenues (genómena), il n'en est pas moins poète. Car rien n'empêche que certains parmi les événements passés soient tels qu'ils s'inscrivent dans l'ordre de la vraisemblance (eikós) et du possible (dunatá), et par cet intermédiaire cet homme en est le poète» 20 .

Rarement mentionnée, la remarque conclusive d'Aristote tend à effacer la distinction quant à elle souvent reprise entre enquête historique et création poétique, entre relation du singulier et représentation du général. Que l'on partage ou non l'avis d'Aristote sur la relation entre l'advenu d'une part, et le possible, le vraisemblable ou le nécessaire de l'autre, le passé peut faire lui aussi l'objet d'une élaboration «poiétique», au sens étymologique du terme. Hérodote et Thucydide sont là pour nous montrer que les logographes se présentant aussi en tant qu’«historiopoiètes». Il s’agit de créer un monde possible à partir d'une réalité préfigurée pour le soumettre à un enchaînement nécessaire ; cette logique d’ordre discursif contribue à la fabrication d'une vraisemblance. L’historien ne crée pas un monde de fiction pourvu d'une existence sémantique autonome (en correspondance avec le sens de fictional en américain), mais il fabrique, par des moyens discursifs, un monde possible, un monde «fictionnel» ; à travers les trois moments de la préfiguration, de la configuration et de refiguration, il part de l'expérience sensible et partagée du monde naturel et social, préfigurée notamment dans les témoignages, pour exploiter les potentialités syntaxiques et sémantiques de toute langue et pour revenir à ce monde de la pratique sociale en raison de la dimension pragmatique de sa mise en discours 21 .

On le concèdera volontiers à Paul Veyne : l'histoire ne porte ni sur l'universel, ni sur le singulier, mais sur le spécifique qui seul peut être compris dans la mesure où il renvoie à une intrigue. S'il est sans doute exact que la mise en intrigue permet d'établir les relations nécessaires à la compréhension et d’inscrire les événements du passé dans une logique narrative, si l’on admettra volontiers que, par conséquent, «l'enchaînement du texte exprime les imbrications réelles des causes, des conditions, des raisons et des régularités», alors l'«historiopoiésis» est aussi justiciable du travail de représentation et de fabrication indiqué par la notion aristotélicienne de la mímesis poétique 22 ; à cette différence près néanmoins que l'historiographe représente les actions des hommes et des groupes sociaux non pas comme elles pourraient ou devraient advenir, mais comme il pense les rendre vraisemblables et intelligibles après qu'elles sont advenues ; ceci sur la base des témoignages qu’il s’est procurés de ces actions passées et par l’intermédiaire non pas d’une simple mise en intrigue, mais d’une mise en discours beaucoup plus compréhensive.

En relation avec la vraisemblance, l’intelligibilité de l’historiographie est assurée notamment par une série de concepts semi-empiriques, susceptibles d’inscrire les actions configurées dans des séries d’ordre comparatif et dans le paradigme intellectuel dont dépend le public de l’histoire. «Ce n’est qu’avec des concepts susceptibles de couvrir une certaine durée, aptes à une application réitérée et d’usage empirique, donc avec des concepts dotés d’un contenu structurel, que s’ouvre la voie qui permet de savoir comment une histoire jadis “réelle” peut aujourd’hui nous apparaître comme possible et représentable», affirmait il y a trente ans déjà Reinhart Koselleck 23. On ajoutera qu’en raison de leur nature opératoire, ces notions situées entre le figuré et l’abstrait constituent de précieux instruments de traduction entre les cultures – traduction entre le passé et le présent en ce qui concerne le métier de l’historien. En combinaison avec les procédures de mimésis narrative indiquées par Ricœur, ces différentes procédures de schématisation mimétique font de l’historiographie une véritable «poiétique» de l’espace et du temps.

 

 

Bibliographie

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1 Les réflexions présentées ici s’inscrivent dans un travail plus large sur le rôle de la fiction dans l’écriture du passé à partir de l’historiographie grecque où n’est pas reconnue la distinction moderne entre «mythe» et «histoire». Cette insertion est à l’origine de trop nombreuses références à des travaux précédents et je prie le lecteur de bien vouloir excuser ce travers de l’érudit prenant de l’âge. Les considérations plus générales sur l’écriture du passé que suscite une lecture d’Hérodote et de Thucydide qui voudrait combiner analyse des discours et approche anthropologique ont été présentées dans l’étude parue sous le titre «Pour une anthropologie des pratiques historiographiques» dans L’Homme 173, 2005 : 11-46.  Avec l’aide d’Aristote, j’ai apporté aux présentes propositions une conclusion pratiquement identique.

Une parte de ces réflexions a été désormais intégrée au chapitre introductif de Pratiques poétiques de la mémoire. Représentations de l'espace-temps en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2006.

2 Voir notamment la recherche de Payen, 1997: 249-280, avec les références complémentaires que l'on trouvera chez Bichler & Rollinger, 2000: 27-42, 158-159 et 165-169. On trouvera par ailleurs une analyse pratique des relations entre temps narré, temps de la narration et temps de l’énonciation dans mon étude de 2000c :  397-399 et 408-412. Pour la position énonciative d’Hérodote dans son propre lógos, voir 2000b : 115-120, ainsi que les références données infra n. 18.

3 Hérodote 1, 5, 3-4; sur cet énoncé de l'énonciation programmatique célèbre, voir les références que j'ai données en 2000a: 151-153. L’appareil formel de l’énonciation est défini par Benveniste, 1974 : 79-88 ; cf. aussi 1966 : 237-266, avec les remarques que j’ai formulées à ce propos en 2000b : 17-48.

4 Bühler, 1934: 79-82, 107-140 et 385-392, avec la bonne mise au point, pour l’application à la poésie de Pindare, donnée par Felson, 1999: 1-12; voir encore Calame, 2004 : 415-427.  Quant à l’usage de certaines de ces marques déictiques comme indices de fiction, voir la critique offerte par Schaeffer, 1999 :  259-270.

5 Ricœur, 1983 : 87-129, sur la base d’un modèle narratif que j’ai proposé d’élargir dans l’étude de 2005 : 13-19, notamment en relation avec les précisions données à ce propos par Ricœur en 2000 : 302-320.

6 Bloch, 1964: 21; Foucault, 1969: 14-15.

7 Ricœur, 1985: 171-183; voir aussi 1998: 18-27.

8 On a résumé de manière intentionnellement schématique quelques-unes des considérations offertes par Heidegger, 1986 (1927): 120 (83), 144-154 (104-114), 376-383 (317-323), 494 (427) et 460 (395); voir à ce propos les commentaires insuffisamment critiques de Ricœur, 1983: 93-100, 1985: 95-143 et 177-182, ainsi que 1998: 20-21 ; il est vain de vouloir substituer à une «phénoménologie fermée de l'être-pour-la-mort» une «phénoménologie ouverte de la futurité».

9 Voir en particulier à ce propos l'excellente étude de Borutti, 1996 ; pour une dénonciation des constants abus métaphysiques que fait Heidegger des jeux étymologisants, voir la critique serrée de Meschonnic, 1990 : 258-295.

10 Thucydide 1, 1, 1-2, 1 et 23, 4-6. On remarquera le développement annulaire qui, assorti d'un chiasme, évoque dans ce passage initial et de nouveau dans le passage conclusif de l'«archéologie» (une dénomination du scholiaste) le conflit entre Péloponnésiens et Athéniens. Sur la tradition orale concernant la thalassocratie de Minos, voir Hornblower, 1991: 18-20. Murari Pires, 2003 :  84-92, vient de montrer que la signature inaugurale des historiographes grecs, de même que le prélude des grands poèmes épiques, comportait des indications axiologiques (éléments dignes d'être narrés), téléologiques (utilité du récit), onomasiologiques (position énonciative du locuteur), méthodologiques (relatives à la véracité du discours) et archéo-étiologiques (rôle de l'origine comme principe explicatif).

Thucydide 1, 1, 2; 1, 9, 2-10, 3; 1, 20, 1-21, 2 et 22, 1-4; quant à la relation herméneutique que l'historiographe grec entretient avec les palaiá et par conséquent avec le passé de sa propre communauté, voir les références que j'ai données en 1996a: 38-41. Pour la dialectique de la vue et de l'ouïe (ópsis et akoé) chez Hérodote, cf. Hartog, 2000: 5-7, et 2001: 23-29 et 395-411, ainsi que Calame, 2000a: 120-121.

12 Thucydide 2, 15, 2-3; cf. Hornblower, 1991: 261-269 ainsi que 25, avec la références à plusieurs passages où semeîon est pratiquement utilisé comme un synonyme de tekmérion!

13 La notion de médiation entre temps cosmique et philosophique et temps vécu et psychique a été développée par Ricœur, 1985 : 147-160 et 352-359 ;  on verra la critique que je me suis permis d’en présenter dans l’étude de 2005 : 14-19 ; pour la double articulation, linéaire et cyclique, du temps calendaire, ibidem : 19-21.

14 Thucydide 2, 15, 4-6.

15 Thucydide 1, 72,1-73, 5; Thrasymaque fr. 85 B 1 Diels-Kranz. Le sens de mártus comme garant est explicité par Hartog, 2000: 6-7. Pour le sens de semaínein, voir Héraclite fr. 22 B 93 Diels-Kranz et Hérodote 1, 5, 3 (sur ce passage, cf. supra n. 3).

16 Ricœur, 1985: 176-177 et 182-183.

17 Hérodote 9, 27, 1-6 et Démosthène, Contre Androtion 12-15: cf. Calame, 1996a:  39-43. À la suite du passage de l'«archéologie» que Thucydide consacre au synécisme d'Athènes (1, 16, 1; cf. aussi supra n. 11), l'historiographe est conduit à diviser lui aussi en trois périodes l'espace temporel s'étendant du  moment de la fondation d'Athènes en tant que cité jusqu'à la guerre présente: tà arkhaîa, tà hústeron, mékhri toûde  (!) toû polémou.

18 Le sens de historía et les postures énonciatives qu'entraîne l'attestation qui en découle sont évoqués par Marincola, 1997: 3-10, Calame, 2000b: 115-125,  Hartog, 2001: 24-35 et 407-411 (voir aussi 2000: 6-7, pour la différence sémantique entre mártus et hístor), et Bakker, 2002 : 21-27; pour le sens de historía en général, cf. Nagy, 1990: 255-262 et 303-316. Les aspects judiciaires du discours historiographique grec ont été éclairés par Darbo-Peschanski, 1998 : 172-177, alors que Prost, 1996: 288-293, a étendu la réflexion à l'écriture de l'histoire en général.

19 Aristote, Poétique 9, 1451a 36-b 11, relu notamment par Ricœur, 1983: 57-84.

20 Aristote, Poétique 9, 1451b 27-32 (traduction de R. Dupont-Roc & J. Lallot, adaptée), où l'expression kaì dunatà genésthai est parfois athétisée par les éditeurs modernes.

21 La différence entre un «fictional world» et un monde possible créé par des  moyens poétiques est bien redéfinie par Edmunds, 2001: 95-107; voir les remarques et les références que j'ai tenté d'offrir à ce propos en 2000a.  30-46 et 145-151 ; pour l'histoire, on y ajoutera les observations de Borutti, 1996: 240-248, et, de manière plus générale, l’étude de 2003 : 78-99, sur le fingere en sciences humaines.

22 Veyne, 1971: 75-76, repris en partie par Prost, 1996: 237-262 (256 pour la citation) dans un bon chapitre intitulé «Mise en intrigue et narrativité».

23 Koselleck, 1990 : 133-144 (141 pour la citation). Qui dit intelligibilité, dit aussi connaissance : voir à ce propos par exemple Chartier, 1998 : 87-107. Sur le rôle joué par les concepts semi-figurés aussi bien dans la comparaison que dans la traduction entre les cultures, voir les références données en 2002 : 67-77.

 

 

 

 

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