Antoine Volodine : Portrait de l’artiste en Stalker *

 

 

par Frédérik Detue

Le nom de Volodine. La question tombe, sans tarder, en général : « Mais Volodine, c’est russe, non ? C’est bien un écrivain russe, n’est-ce pas ? » Puis, quand la réponse tranche, négative : « Mais, tout de même, il a des origines russes, j’imagine ?... » Là, je dis que je ne sais pas bien, qu’on allègue certes une grand-mère, mais surtout, je parle de pseudonyme 1 ; la passion enquêteuse ne rend pas les armes, cependant : « Et son vrai nom, vous le connaissez, non, si vous travaillez sur son œuvre ? » Que je puisse encore répondre non, vraiment, consterne.

Il est amusant d’observer comme le nom d’un écrivain conduit déjà en terrain miné, en terre d’incertitude, alors même qu’on ne s’est pas encore aventuré dans son œuvre. Et, quand, a contrario,on s’est soi-même engagé dans cette lecture, ça fait sens, évidemment. Il suffit d’avoir passé une fois le cap de la couverture dans un livre de Volodine (parfois, ça se com­plique dès la page de garde) pour ne plus ignorer que l’auteur aime l’ambiguïté, et la signature fonctionne à cet égard comme un avertissement à l’entrée (un vecteur de l’incertitude).

« Vous qui allez ouvrir ce livre, sachez que son auteur pratique la littérature à la manière d’un art martial2, que les identités sont des différences, que la ligne droite n’est jamais le plus court chemin », prévient le nom de Volodine. Et il convient, donc, de pénétrer dans cet espace littéraire avec la même prudence que dans la Zone mystérieuse de Stalker, – en n’oubliant pas, d’ailleurs, que les pièges mortels qui abondent dans la Zone dépendent de ceux qui se risquent à l’explorer3.

Ancrage russe 1 : du synthétisme

Je ne fais pas ici référence au cinéma de Tarkovski par esprit de contradiction. Ce n’est pas parce que le nom de Volodine n’est pas le signe d’une identité linguistique ou nationale d’origine contrôlée, qu’il ne construit pas néanmoins une figure d’écrivain attachée de quelque manière à la Russie. En l’occurrence, il y a une culture russe – dont le cinéma de Tarkovski serait la pierre de touche – qui est réellement chère à Volodine ; et s’il s’en fait le passeur en France par des traductions (notamment de la poésie de sa « sœur d’écriture » Maria Soudaïeva4), par ses adaptations en prose des bylines (sous l’hétéronyme d’Elli Kronauer5), il peut être éclairant de déterminer dans quelle mesure l’édifice « post-exotique » construit par son œuvre de fiction est tributaire de cette culture, – dans quelle mesure cette culture constitue une matrice du post-exotisme, au même titre que « le printemps 1917 à Petrograd, ce printemps en attente d’octobre qui est, n’ayons pas peur des mots, à la source de toutes [les] émotions politiques [de l’écrivain et de ses personnages]6 ».

Volodine souligne dans un entretien que « [sa] vision de l’histoire a été confortée par des points de vue situés […] dans le monde soviétique (non dans la vision occidentale du monde soviétique, mais dans l’espace à la fois grillagé et utopique de l’ex-URSS)7 », et, si l’on considère en particulier Des anges mineurs, dont la fiction se fonde précisément dans cet espace soviétique russe, il apparaît en effet que le post-exotisme, entendu aussi bien comme « littérature étrangère en français » que comme « littérature politique d’engagés écrivains », dialogue avec toute une tradition issue de là-bas et son écriture de l’histoire.

« L’espace lui-même et le temps [ont été] arrachés de leur ancre par Einstein, écrivait Evgueni Zamiatine. Et l’art, issu de cette réalité-là, de celle d’aujourd’hui – peut-il n’être pas fantastique, ne pas ressembler à un rêve ?8 » Or l’art post-exotique de Volodine est encore issu de cette réalité-là, et on peut le qualifier de synthétique au sens où l’entendait essentiellement Zamiatine : au sens où il fait la synthèse du fantastique et du quotidien. C’est cela même qui fait de lui un art de l’ambiguïté ; comme projet d’« écrire en français une littérature étrangère », il vise à bousculer, chez les lecteurs, toutes leurs habitudes de perception du monde, leurs visions familières, en construisant un monde dont « la relation avec le monde géographique et historique contemporain [soit] toujours très déformée, un peu comme dans un rêve9 ».

« [Einstein] a réussi à se souvenir que lui, […] qui observe le mouvement avec une montre dans les mains, il bouge aussi, il a réussi à regarder les mouvements terrestres du dehors10 », écrivait encore Zamiatine, et c’est comme si Volodine s’accordait avec lui pour assigner à la littérature la tâche de regarder les mouvements terrestres à la manière d’Einstein, du dehors. Dans chaque « instantané romanesque », nous prévient Volodine avant Des anges mineurs, « comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange11 » ; et cette trace de l’ange, qui est comme sa signature, permet de comprendre que, suivant la grande utopie angélique du baroque, l’écrivain se transporte sur les bords du monde pour produire son œuvre. De cette façon, comme chez Velimir Khlebnikov – où le ka « s’installe confortablement dans les siècles comme dans un fauteuil à bascule12 » –, ou dans Le maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov – quand Woland, au terme d’un long survol de la terre sur de noirs coursiers magiques, amène le maître devant le héros de son roman, là où il dort depuis « presque deux mille ans13 » –, il peut embrasser le monde dans un regard qui synthétise les espaces et les temps.

Ainsi, le bord du monde où tout commence, dans Des anges mineurs, ne se trouve pas simplement dans une contrée reculée de la Sibérie orientale ; suivant l’entreprise post-exotique qui déréalise toute référence nationale, la Sibérie est ici arrachée de son ancre russe contemporaine, et prend un tour fantastique. Le décalage opéré par Volodine est moins spatial, d’ailleurs, que temporel. D’un côté, il est possible de « passer par la mémoire collective et l'inconscient collectif pour retrouver de la familiarité14  » dans la réalité qui nous est présentée ; dans la maison de retraite du Blé Moucheté, « à des milliers de kilomètres de tout » au fin fond de la taïga, « on […] respire, par exemple, l’odeur des mensuels illustrés dont les couvertures célèbrent la beauté des moissonneuses-batteuses et des tracteurs à chenillettes, […] ou encore ont pour sujet des groupes de jeunes ouvrières, bien en chair devant des pêcheries ou des puits de pétrole, ou hilares devant des centrales nucléaires, ou devant des abattoirs, charmeuses, enthousiastes15 », et, par métonymie ou non, c’est un parfum d’Union soviétique qui émane de cet espace de fiction. Ce parfum est un souvenir, cependant : on comprend que l’histoire des générations qui ont mis leur héroïsme au service d’une société allant vers un idéal égalitaire, « et qui l’ont héroïquement construite jusqu’à ce qu’elle ne fonctionne plus16  », est du passé ; mais, d’un autre côté, la réalité présente ne semble plus correspondre à rien de connu, quant à elle, non seulement dans le monde russe postsoviétique, mais partout ailleurs.

Et pour cause : dans Des anges mineurs, « [tout] se déroule des siècles après Tchernobyl17 », comme sous le signe de cette catastrophe nucléaire : c’est un temps de fin du monde où « l’humanité [a] entamé la phase quasi finale de son crépuscule », où « [presque] plus aucun enfant ne [naît] », où les espèces animales et végétales mutent et deviennent indistinctes, où, « [les] images diurnes et nocturnes se [succédant] comme des diapositives dans un passe-vues déréglé », c’est tout le paysage qui, progressivement, « se métamorphos[e] en boue nocturne », où « les dunes [ont] rampé hors de leurs lits torrides pour parcourir des régions jadis prospères et pour les étouffer jusqu’à ce qu’elles acceptent la domination sans partage du rien18  ».

« Il y a une formule terrible, venue je ne sais plus d'où : "L'entropie de l'Univers tend vers un maximum"19  », notait Victor Segalen en marge de son Essai sur l’exotisme ; et c’est comme si la version du monde proposée par Des anges mineurs montrait la fin du processus dont rend compte cette « formule terrible ». A cette époque de l’histoire humaine, « même la signification des mots [est] en passe de disparaître20 » ; l’extension de l’indifférenciation est telle qu’on est comme au-delà de toutes les antinomies du langage. De même qu’on ne peut plus guère différencier les espèces entre elles ou distinguer le jour de la nuit, cela ne rime plus à rien d’opposer la civilisation à la barbarie, puisque l’atmosphère de désolation qui règne partout vient « après la fin de la civilisation et même après la fin de la barbarie21 » ; et cela n’a plus guère de sens non plus d’opposer la vie à la mort : les quelques êtres humains qui errent encore à la surface de ce monde inhabitable se maintiennent tous dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, dans un état extrême de survie – comme le peuple djann chez Andrei Platonov, de plus en plus « impropres à la prolongation de leur vie mais ne sachant pas comment mourir22 ».

Au bord du monde, donc, on assiste ici à sa mort lente. Et si l’étendue du désastre synthétise les espaces et les temps, c’est que le monde en ruine conserve la trace du passé. « Comme dans le passé le futur mûrit, // Ainsi dans le futur le passé couve encore23 », écrivait Anna Akhmatova dans le Poème sans héros ; et ce passé qui ne passe pas, qui amoncelle ruines sur ruines aux pieds des anges mineurs volodiniens et dont ils ne parviennent pas, mélancoliques, à faire le deuil, procède irréductiblement de l’histoire soviétique : car il n’est autre, ce passé, que « l’obscène catastrophe que représente l’échec du projet révolutionnaire au XXe siècle24 ».

De livre en livre, les anges mineurs de Volodine viennent de cette réalité-là. Ce sont toujours des révolutionnaires qui ont été entraînés dans cet effondrement, et qui sont plus ou moins écrasés, dessous. Et si on les retrouve à la dernière marge du monde, alors, c’est qu’ils n’y ont plus leur place, qu’on ne leur y donne plus droit de cité : qu’ils sont des parias, privés de monde. C’est pourquoi ils sont relégués en prison, en camp ou en exil, le plus souvent ; dans Des anges mineurs, encore, la maison de retraite au milieu des mélèzes noirs et des sapins est un laboratoire « où l’on expérimente des mutations de la nature humaine25 », comme les camps dont on nous dit pourtant qu’ils appartiennent à des temps passés.

Zamiatine, encore lui, opposait, à l’échelle cosmique, universelle, la loi de l’entropie à la loi de la révolution26 ; or voilà encore une opposition qui ne semble plus pertinente, quand l’entropie de l’Univers semble avoir atteint un maximum : dans Des anges mineurs, la loi de la révolution – décrétée hors-la-loi vers la fin du XXe siècle, précisément – n’agit plus, ou presque, comme vaincue par la loi adverse, et, malgré Zamiatine, il ne paraît plus possible de « bouter le feu » dans la planète, de « la faire dévier de la route balsamique de l’évolution ».

Les anges mineurs volodiniens sont de la même trempe que ces « rêveurs de l’absolu » qui ont terrorisé les puissants personnages de la Russie tsariste tout au long du XIXe siècle, pourtant. Bien qu’ils mesurent leur défaite complète, ces hérétiques comprennent qu’ils « sont l’unique remède (amer) contre l’entropie de la [vie] humaine27 », et jamais ils ne renoncent à l’idée de « radicalement revigorer le paradis égalitariste perdu » ; la preuve en est que tout commence, à la maison de retraite du Blé Moucheté, avec l’action de « confectionner collectivement le vengeur nécessaire28 », par les vieilles révolutionnaires qui sont enfermées là.

Cependant, s’il reste bien quelque chose de l’activisme révolutionnaire dans Des anges mineurs, dans cet enfantement du vengeur Will Scheidmann, par exemple, ou encore dans l’insurrection de la maison de retraite, s’il est vrai que les vieilles misent sur « l’épopée rectificatrice de Varvalia Lodenko » et « son programme d’extirpation des racines humaines du malheur » pour que « jaill[isse] l’étincelle qui remettr[a] le feu à la plaine29 », on aurait tort de croire que là gît l’essentiel. Que l’on considère la façon dont Will Scheidmann trahit la cause révolutionnaire qu’il était censé régénérer, la façon dont la libération des vieilles ne change rien à leur situation d’exil, ou la façon dont le terrorisme de Varvalia Lodenko précipite un peu plus l’extinction de l’espèce humaine, tout laisse penser que cette praxis révolutionnaire, somme toute assez dérisoire, a certes la fonction non négligeable de réactiver la mémoire de l’histoire révolutionnaire, mais que, si la loi de la révolution a une chance de s’accomplir encore, c’est ailleurs que dans cette praxis à l’état de trace.

Pour comprendre ce qu’il en est vraiment, la réflexion que fait Volodine sur le rythme lent des films de Tarkovski est particulièrement éclairante. Les personnages, chez ce sculpteur de temps, paraissent « [ne pas] se préoccuper vraiment d’être à l’heure », dit-il, or si l’on songe au retardement incessant puis à l’abandon de l’exécution (pour haute trahison) de Scheidmann, on peut en dire autant de ses propres personnages. Pour les vieilles révolutionnaires, qui « [savent] désormais qu’elles ne [vont] jamais mourir30 », tout se passe, exactement, comme si on avait tiré sur les horloges murales au grand soir de la révolution31, et qu’elles vivaient depuis lors dans ce temps interrompu – dans une sorte d’éternité.

Jean-Christophe Bailly a magnifiquement montré comment « toute l’œuvre de Platonov ou presque se déroule dans un tel temps interrompu, […] dans l’au-delà d’un événement qui a interrompu l’Histoire ou qui, à sa manière, l’inaugure32  », et dans ce sens, c’est peut-être l’œuvre de littérature à laquelle celle de Volodine est le plus redevable. Volodine invente, avec le narrat, une forme laconique prônée par Zamiatine, où chaque mot possède « une haute tension », où il s’agit d’« enserrer en une seconde autant qu’autrefois dans les soixante secondes d’une minute33 », et comme le soutient Volodine après Zamiatine et Chalamov, cet irrésumable impromptu appelle les lecteurs « à imaginer un roman34 », à se laisser prendre à une rêverie qui leur fera « retrouver immédiatement quelque chose qui est enfoui en eux, des souvenirs, des fantasmes qui appartiennent à la mémoire collective35 ». Mais un intérêt de cette forme qu’il importe alors de souligner, c’est sa vocation à devenir une ère de repos : un lieu où le temps s’arrête, et où les hommes « peuvent se reposer un instant36 ».

C’est ainsi en ce que chaque narrat qui compose Des anges mineurs brise le continuum du temps et « accorde aux hommes aussi bien le séjour extatique dans une dimension plus originelle que la chute dans la fuite du temps mesurable37 », que Volodine attise l’étincelle qui pourrait remettre le feu à la plaine. En renouant avec le rythme comme structure originelle de l’œuvre d’art38, il met en sommeil le processus entropique du temps historique, et il fait entendre que l’événement révolutionnaire qui a eu lieu autrefois résonne encore.

Ancrage russe 2 : la steppe et le sacrifice

[…] je défends l’art qui porte en lui une nostalgie d’idéal, et qui en exprime la quête. […] Et plus le monde que décrit l’artiste paraît sans espoir, plus clairement doit être encore ressenti l’idéal qu’il lui oppose. Sans quoi la vie serait insupportable !
Andrei Tarkovski

Suivant la fiction de Volodine, c’est dans la steppe, « là où sur la terre ne subsistent plus que des abstractions écrasantes, du ciel écrasant et des pâturages avares39 », qu’au cours de sa remise de peine à la Shéhérazade, Will Scheidmann fournit un narrat par vingt-quatre heures aux vieilles, et cela fait de ses « brèves pièces musicales dont la musique est la principale raison d’être » un vrai Chant de la terre40. Si la steppe est « une des rares régions du globe où l’exil [a] encore un sens41 » pour les vieilles, c’est en effet que, chez Volodine comme chez Platonov, « l’horizon [que la révolution] a ouvert se confond à celui de la steppe, ou du désert42 ». C’est parce que la steppe qui s’étend à l’infini « [transmet] à chacun un formidable goût épique de vivre et de continuer perpétuellement à vivre », qu’elle inspire les narrats ; c’est en se mettant à l’écoute « des sifflements, des souffles de grande flûte asiate, des orgues rauques43 » dont la steppe est balayée jour et nuit, en étant pénétré par la « vieille âme du monde », que Scheidmann peut prendre la parole, et faire rayonner l’antique loi de la révolution dans l’absence et l’oubli.

Retrouver le temps suspendu de la révolution dans une poiesis comme le fait Scheidmann passe par une remontée dans le temps très ancien de l’être. Mais, si les narrats produisent alors des harmonies apaisantes, c’est que le « goût épique de vivre » qui les hante n’est pas opposable au goût de reposer pour l’éternité ; dans cette stase, on atteint des tréfonds où les contraires s’unissent, et il n’y a pas d’ironie dans l’antithèse qui lie, dans le même narrat 17, la vertu qu’a la steppe de perpétuer la vie et la revendication d’un droit à la mort par Scheidmann.

Bien que contradictoires, ce sont deux aspirations qui se confondent, dans l’attitude de Scheidmann qui consiste en un sacrifice, un don, un abandon. Devant la mort, « éprouv[ant] à l’égard [des vieilles] et de [leurs] convictions une tendresse que rien jamais n’[a] pu ébrécher », il se met à composer des narrats pour elles, « [les] mettant en scène pour que [leur] mémoire soit préservée malgré l’usure des siècles et pour que [leur] règne arrive44 ». Pour elles, il désire « perdre sans esprit de retour, sans calcul et sans sauvegarde jusqu’à son être qui donne45 », et c’est comme si, alors, le vide se faisait en lui : comme si, dans « la steppe vide, jonchée d’absence », il se sentait gagné peu à peu par « l’apaisement du vide », – de cette inexistence noire de « vingt milliards d’années » qui a précédé sa naissance et dont la nostalgie l’accompagne et ne le lâche pas depuis cet événement pénible46.

Dans Le retour du Bouddha de Vsevolod Ivanov, la statue de Bouddha que le professeur Safonov transporte dans le désert du Kazakhstan « est une coque vide, mieux, elle est le vide ; tout naturellement, elle se confond avec ce désert dans lequel elle se désagrège [et avec la béance ouverte par la révolution d’Octobre]47 ». Dans Des anges mineurs, Scheidmann n’est pas une statue ; conçu magiquement par les vieilles à partir de « tombées de tissu et [de] boules de charpie48 », il a plutôt l’air d’une poupée mal fagotée. Mais il se réfugie avec les vieilles au sein du dénuement, et, par compassion, il accompagne la dégradation qui les fait se confondre avec la steppe ; tandis que les vieilles se ratatinent, se démantèlent, se dissolvent sous elles, le corps de Scheidmann n’en finit pas de croître et de se ramifier dans l’inertie jusqu’à se métamorphoser en « un répugnant buisson de chair » et à « ne plus [répondre] aux normes animales49 ».

Le sacrifice transforme Scheidmann « en une espèce d’accordéon à narrats50 » ; sa substance animale se déverse hors de lui de façon ignoble comme dans la représentation du Christ en croix par Matthias Grünewald, et, évidé, il devient un théâtre : le monde arrive entièrement à l’intérieur de lui, dont il se fait l’écho. Le service qu’il rend aux vieilles jusque dans la mort, la façon dont il prend sur lui leur mort interminable comme la seule mort qui le concerne, – voilà qui l’ouvre à l’Ouvert d’une communauté ; et, comme dans le communisme platonovien, c’est une communauté qui englobe dans sa sphère la totalité de l’existence malheureuse, humaine et autre. Au moment de sa naissance, déjà, Scheidmann a eu l’impression que « la frontière physique entre [lui] et [les vieilles] n’était pas établie et ne le serait jamais51 », mais, désormais, c’est toute dichotomie entre son Moi et le Monde qui est abolie ; et quand il dit je, on ne sait jamais très bien qui parle en lui : ce peut être la vieille Marina Koubalghaï, qui fait vivre elle-même la mémoire d’Artiom Vessioly depuis plus de deux siècles, par exemple, puis, outre ses aïeules, ce peuvent être des écrivains comme Fred Zenfl ou Maria Clementi, une alouette des steppes comme Armanda Ichkouat, et, le plus souvent, ce sont « [des] populations anonymes et des martyrs inconnus52 ».

« La liberté est dans le sacrifice au nom de l’amour53 », écrivait Tarkovski, et, en ce sens, Will Scheidmann est la liberté incarnée. Par un phénomène de métempsy­cose, de substitution chamanique, il accueille en lui toute l’humanité mourante, « au dernier stade de la dispersion et de l’inexistence54 », et, avec fraternité, avec amour, il supporte son âme douloureuse dans la steppe – comme Nazar Tchagataïev supporte l’âme du peuple djann qu’il guide dans le désert55, comme le Stalker supporte l’âme de tous les désespérés qu’il guide dans la Zone56. Et, même si l’athéisme est un des principes de base du post-exotisme, toute la question est alors de savoir s’il faut reconnaître en lui un sauveur. Grâce à son écoute des voix qui lui parlent, grâce à la magie de sa parole, il peut faire de la masse de douleur qu’il endosse la matière de ses narrats, et composer ainsi une sorte de monument à la mémoire de l’humanité perdue ; mais est-ce à dire que son œuvre de langage remédie à l’extinction de l’espèce humaine et à la fin du monde toutes proches ?

Suivant l’orbite russe dans laquelle j’ai pris le parti de situer cette œuvre (soit, spécialement, une lecture à la fois tarkovskienne et platonovienne), il est permis d’espérer. La mission que les vieilles confient à Scheidmann d’« expliquer aux survivants ce [qu’elles font encore là] au lieu d’être mortes57 » initie une quête, dans le passé, de l’événement révolutionnaire à l’origine de leur immortalité, or il s’acquitte de cette tâche de façon à recueillir la promesse d’un nouveau commencement.

Bien que la mémoire des vieilles immortelles à pétrir dans sa prose soit de plus en plus trouée et déchirée, il sait construire ses narrats « sur ce qui reste quand il ne reste rien » en remuant des rêves ou des cauchemars qu’elles ont faits, et destiner ses images « à s’incruster dans leur inconscient et à resurgir bien plus tard dans leurs méditations et dans leurs rêves58 » ; pour que la matière du rêve ou du souvenir circule, comme en boucle, de l’inconscient vers l’inconscient, il conçoit discrètement une structure en miroir de quarante-neuf narrats aussi complexe que le montage mental du Miroir par Tarkovski59. Or, si cette matière qui défile dans la steppe vide comme sur un écran demeure alors toujours fuyante, insaisissable, le vertige spéculaire dans lequel Scheidmann entraîne les vieilles – et dans lequel Volodine nous entraîne – lui donne vie d’une façon inoubliable, qui ne peut que susciter la douleur salutaire de la nostalgie, comme chez Bashkim Kortchmaz60.

C’est en accédant, dans Des anges mineurs, « à l’oubli comme patrie de la conscience61 », que la parole de Scheidmann accomplit la loi de la révolution, conçoit une vie nouvelle, un astre. Le temps qu’elle suspend en quarante-neuf narrats mime les quarante-neuf jours de traversée qu’effectuent les morts dans l’espace noir du Bardo (suivant la tradition du bouddhisme tibétain) ; et on comprend que ces « narrats avec des inaboutissements bizarres », au cours desquels « [on revient] incoerciblement à [son] point de départ62 », sont une passerelle vers une renaissance.

Comme l’illustre l’effet de miroir qui renvoie le dernier narrat au premier, le mouvement du texte double constamment la progression vers la fin d’une régression vers l’origine, et c’est ainsi toute l’œuvre qui est prise dans une oscillation, comme chez Tarkovski, – et comme dans cet « état de latence qui si agréablement prolonge le rien [et précède la naissance]63 ». La parole qui se loge dans le vide creusé en Scheidmann forme une matrice dans laquelle il plonge en apnée, s’engloutit lui-même, en un sens pour y accompagner la mort lente de ses dix-sept ou vingt-neuf ou quarante-neuf grands-mères de l’intérieur (« Heureux ceux qui sont morts dans le sein de leur mère, dit Guioultchataï [à son fils Tchagataïev]64 »), mais aussi – conjointement – pour libérer, sans se diriger vers lui, le futur enseveli dans leur passé immémorial : pour incarner éternellement, dans le ciel lointain du langage, leurs rêves et leurs désirs inaccomplis ; comme un membre patient de la résurrection, « toujours sur le point de se réveiller dans la lumière du jugement dernier65 ».

Une communauté d’ébranlés

A propos de Maria Soudaïeva, Volodine écrit que, « même si elle portait des jugements très négatifs sur l’Occident, son obsession restait le monde ex-soviétique, et plus particulièrement le sous-continent sibérien66 », or Des anges mineurs attesterait si besoin était que lui-même partage avec elle cette obsession, car, comme les « slogans » de la poétesse russe, ses « narrats » décrivent « les [noires] perspectives ouvertes par la chute de l’URSS […] le chaos à venir67 ». Un premier travers consisterait alors à ne retenir que la dimension apocalyptique de l’œuvre post-exotique (comme de Slogans) ; l’ancrage russe ici proposé fait apparaître qu’au contraire, la nostalgie d’un idéal est opposée à cette vision, et que, loin de grossir le nombre des prophètes de malheur, Volodine et ses narrateurs font partie de ces « apocalyticiens prophylactiques » dont Günther Anders signait l’acte de naissance après Hiroshima et dont « [la] passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse68 ». Mais un second travers consisterait, dans un autre sens, à surinvestir l’ancrage russe, sous prétexte que cette nostalgie d’idéal a partie liée avec l’histoire soviétique de la Russie. Au demeurant, dès le début de mon investigation, l’hésitation entre les termes de russe et de soviétique, puis le double mouvement simultané de territorialisation (en terre russe) et de déterritorialisation (sur le bord du monde) ont signifié que cet ancrage est fondamentalement problématique, et que, si le post-exotisme fait écho aux œuvres de Platonov, Tarkovski ou Zamiatine (entre autres), c’est justement parce que ces œuvres russes ont elles-mêmes une propension à larguer toutes les amarres, et qu’elles donnent ce faisant l’exemple d’un art absolument étranger tel que le conçoit Volodine. Il serait juste, dès lors, de ne pas considérer au terme de cette étude que le post-exotisme fantasme une terre d’accueil russe ; ce serait un contresens complet, non seulement au regard de la Russie postsoviétique et eu égard aux professions de foi internationalistes des narrateurs post-exotiques, mais même, dans le passé, au regard de la Russie soviétique. Volodine parle d’« une réflexion sans complaisance [de Maria Soudaïeva] sur le socialisme réel dans lequel elle a été élevée69 », et il suffit de se reporter, dans Des anges mineurs, au narrat 10, tombeau pour l’écrivain Artiom Vessioly aussi édifiant sur le totalitarisme bolchevique que le « Tombeau pour Boris Davidovitch » de Danilo Kiš, pour se convaincre que cette réflexion sans complaisance a cours également dans l’œuvre post-exotique. Or l’hommage rendu à Vessioly est exemplaire en ceci qu’il donne à percevoir quel genre de communauté Volodine et ses narrateurs post-exotiques forment avec les artistes russes que j’ai mentionnés. Tarkovski soutient l’idée, dans Andrei Roublev, « qu’un artiste ne peut exprimer l’idéal moral de son temps, s’il ne touche pas à ses plaies les plus sanglantes, s’il ne les vit et ne les endure pas en lui-même70 », et tel est le destin de tous ces artistes ; « privations cruelles et mort dans des souffrances inhumaines de Khlebnikov71 », notait Jakobson dans son énumération des poètes russes « gaspillés » au cours des années 1920, et on pourrait en proposer une variation : morts en exil de Zamiatine et de Tarkovski, internement en hôpital psychiatrique et suicide en exil de Soudaïeva, mort en déportation de Vessioly, persécutions, sous Staline, d’Akhmatova, de Boulgakov, condamnation à la misère et à l’oubli de Platonov, déportation en Kolyma, dix-sept ans durant, de Chalamov… Ce n’est pas parce qu’ils sont russes que le post-exotisme dialogue avec ces morts, mais parce qu’ils sont des ébranlés, des vaincus, parce que, « si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté72 », et qu’ensemble, de façon souterraine, transnationale, il s’agit donc de faire front commun.

 

 

 

*Le présent article est extrait de l'ouvrage: Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons avec Antoine Volodine, publié sous la direction de Frédérik Detue et Pierre Ouellet. (VLB éditeur, Montréal, coll. LE SOI ET L'AUTRE)

Le site de l'éditeur: http://www.edvlb.com

Présentation de l'ouvrage: www.edvlb.com/images/9782896490387.pdf

Pour se procurer l'ouvrage: Librairie du Québec (Paris): http://www.librairieduquebec.fr/

1 Voir Philippe Savary, « Antoine Volodine : la parole des insurgés ad vitam aeternam », dans Le matricule des anges [en ligne], juillet-août 1997, n° 20 [s. p.]. Disponible sur : http://www.oike.com/lmda/mat/MAT02030.html. (Consulté le 31.07.2005.) « De cet amour pour la langue russe et en hommage à une grand-mère, il adoptera plus tard Volodine, comme nom d'écrivain », écrit Savary. Volodine rend hommage en effet à une grand-mère dans le prière d’insérer à Des anges mineurs : « J’appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s’arrêtent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. Parmi celles-ci, une au moins a été ma grand-mère » (Des anges mineurs, Paris, Le Seuil, 1999, coll. « Fiction & Cie », p. 7).

2 C’est ce qui était précisé en quatrième de couverture de son premier livre. Voir Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur », n° 397, 1985. Que la quatrième de couverture concoure à brouiller les cartes au seuil de la fiction (spécialement chez Denoël), c’est ce dont atteste encore celle du Navire de nulle part, un an plus tard : « Antoine Volodine a pour véritable pseudonyme Volup Golpiez », était-il précisé (Un navire de nulle part, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur », n° 413, 1986).

3 Voir Andrei Tarkovski, Stalker [scénario], dans Œuvres cinématographiques complètes, T. II., trad. du russe par Luc Aubry et alii, Paris, Exils Éditeur, 2001, p. 240-241 : « LE STALKER […] : La Zone, c’est un système très complexe… de pièges, si on veut, qui tous sont mortels. J’ignore ce qui se passe ici en dehors de notre présence… mais il suffit qu’on se montre pour que tout entre en mouvement. Nos humeurs, nos pensées, nos sentiments, toutes nos émotions, provoquent ici des changements que nous ne sommes pas en mesure de concevoir. Les anciens pièges disparaissent tandis qu’en surgissent de nouveaux, les endroits sûrs deviennent impraticables, et le chemin tantôt se fait plus simple et aisé, tantôt se complique de manière impossible. C’est cela, la Zone. […] elle est à chaque instant telle que nous la modelons avec notre conscience… […] tout ce qui se produit ici ne dépend pas de la Zone, mais de nous. »

4 Maria Soudaïeva, Slogans, trad. du russe par A. Volodine (première édition en français), Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

5 Cinq recueils ont paru de 1999 à 2001. Sur ce projet, voir « Quelques mots sur l’intention d’Elli Kronauer », dans Elli Kronauer, Ilya Mouromietz et le Rossignol Brigand : Bylines, Paris, L’école des loisirs, coll. « Médium », 1999, p. 11-12 : « Pour Elli Kronauer, il s’agissait de gagner un pari : faire connaître à un public occidental ces histoires et ces héros, mais sans donner l’impression qu’il manipulait des documents morts, poussiéreux, appartenant seulement au monde des musées. Il fallait transmettre des voix d’autrefois en leur donnant la force d’une voix vivante. / Afin de ne pas trahir ce qui constitue une des plus belles matières orales dans l’histoire de l’humanité, Elli Kronauer a donc à son tour endossé les habits d’un chanteur de bylines, et il a choisi de réinventer le monde épique comme seul un barde d’aujourd’hui aurait su l’imaginer, si la tradition des bylines avait continué jusqu’à la fin du XXe siècle ».

6 Antoine Volodine, « Lettre hèle-néant », dans Corbières matin : In Vino veritas [en ligne], 14 août 1998, n° 44, s. p. Disponible sur : http://www.editions-verdier.fr/banquet/n44/inedits1.htm (consulté le 3 octobre 2004).

7 Romaric Sangars, « Antoine Volodine : Considérations post-exotiques [entretien] ». Chronic’art [en ligne], n° 16, septembre-octobre 2004, s. p. Disponible sur http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?id=1249 (consulté le 19 novembre 2005).

8 Evgueni Zamiatine, « A propos du synthétisme », dans Le métier littéraire : Portraits, études et manifestes, trad. du russe par F. Monat, Lausanne, L’Age d’Homme, coll. « Slavica », 1990, p. 145.

9 Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », dans Chaoïd [en ligne], n°6, automne-hiver 2002, « International », p. 53 [format PDF]. Disponible sur : http://www.chaoid.com/pdf/chaoid_6.zip. (Consulté le 05.08.04.)

10 Evgueni Zamiatine, « Littérature, révolution et entropie », dans Le métier littéraire, op. cit., p. 153.

11 Des anges mineurs, op. cit., p. 7.

12 Velimir Khlebnikov, « Ka », dans Nouvelles du Je et du Monde, trad. du russe par Jean-Claude Lanne, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, coll. « La Salamandre », 1994, p. 218. Dans une lettre à sa famille datée d’août 1915, Khlebnikov déclarait déjà : « C’est comme ceci que je partirai dans les siècles, comme celui qui aura découvert les lois du temps » ["Takim ja ujdu v veka, otkryvšim zakony vremini"] (Sobr. Proizvedenij, L. 1933, T. V, p. 304).

13 Mikhaïl Boulgakov, Le maître et Marguerite, trad. du russe par Françoise Flamant, dans Œuvres,t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 798.

14 Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », dans Chaoïd, op. cit., p. 53.

15 Des anges mineurs, op. cit., p. 100.

16 Ibid., p. 101.

17 Jean-Didier Wagneur, « Tout se déroule des siècles après Tchernobyl » [entretien avec A. Volodine], dans Libération, « Cahier Livres » du 2 septembre 1999, p. II-III. C’est Volodine qui parle.

18 Des anges mineurs, op. cit., respectivement p. 23, 190, 155, 219 et 144.

19 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme : Une esthétique du Divers (Notes), dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 766. Segalen poursuivait : « L'Entropie : c'est la somme de toutes les forces internes, non différenciées, toutes les forces statiques, toutes les forces basses de l'énergie. […] je me représente l'Entropie comme un plus terrible monstre que le Néant. Le néant est de glace et de froid. L'Entropie est tiède. Le néant est peut-être diamantin. L'Entropie est pâteuse. Une pâte tiède. »

20 Des anges mineurs, op. cit., p. 175.

21 Ibid., p. 54.

22 Ibid., p. 202. Voir Andrei Platonov, Djann, suivi de Makar pris de doute, trad. du russe par Lucile Nivat, Lausanne, L’Age d’homme, coll. « Classiques slaves », 1972. La représentation par Platonov de ces « êtres presque sans existence » (ibid., p. 72) que sont les Djann est bouleversante, comme en témoigne le passage suivant : « Tout le peuple était vivant, mais la vie résidait en lui sans que sa volonté y eût part, et elle était quasiment à la limite de ses forces. Hommes et femmes regardaient devant eux, mais ils n’avaient pas clairement conscience de la manière dont il leur faudrait se servir de leur propre existence ; même leurs yeux sombres étaient maintenant délavés par l’indifférence, ils n’exprimaient plus d’intérêt, on n’y voyait même pas la force de leur propre regard, ils étaient comme aveugles, usés de part en part » (ibid., p. 98).

23 Le texte original est : « Kak v prošedŝem grjaduŝee zreet, // Tak v grjaduŝem prošloe tleet ». Je privilégie ici la traduction que propose Marc Weinstein dans un article, moins sombre que celle-ci, de Jean-Louis Backès : « Comme dans le passé l’avenir devient mûr, // Ainsi dans l’avenir le passé se corrompt » (Anna Akhmatova, Poème sans héros, dans Requiem, Poème sans héros, et autres poèmes, trad. du russe par J.-L. Backès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », n° 426, 2007, p. 241). Pour la traduction de Marc Weinstein : voir « Étude introductive : L’écriture littéraire de l’histoire au vingtième siècle ou Le sens de la littérature russe moderne », dans Marc Weinstein (dir.), La geste russe : Comment les Russes écrivent-ils l’histoire au XXe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002, p. 34-35.

24 Jean-Christophe Millois, « Entretien [écrit] avec Antoine Volodine », dans Prétexte, n°16, hiver 1998, p. 42. C’est Volodine qui écrit.

25 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : 3. Le système totalitaire, trad. de l’américain par J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », n° 307, 1972, p. 200. Suivant Arendt, « [le] dessein des idéologies totalitaires n’est […] pas de transformer le monde extérieur, ni d’opérer une transmutation révolutionnaire de la société, mais de transformer la nature humaine elle-même » (ibid.) ; et c’est ce qui explique que le camp, dont cette transformation est la fonction, soit l’institution centrale du régime totalitaire.

26 Voir Evgueni Zamiatine, « Littérature, révolution et entropie », dans Le métier littéraire, op. cit., p. 150-151 : « la loi de la révolution n’est pas sociale, elle est infiniment plus que cela – c’est une loi cosmique, universelle – exactement comme la loi de la conservation de l’énergie, de la dégénérescence de l’énergie (l’entropie). […] / Pourpre, ardente, mortelle est la loi de la révolution ; mais cette mort est destinée à concevoir une vie nouvelle, un astre. Et froide, bleue comme la glace, comme les infinis interplanétaires glacés, est la loi de l’entropie. »

27 Ibid., p. 151.

28 Des anges mineurs, op. cit., p. 24.

29 Ibid., respectivement p. 188, 190 et 50.

30 Ibid., p. 23.

31 C’est une anecdote à propos des journées insurrectionnelles de juillet 1830 à Paris que rapporte Walter Benjamin : « Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges » (« Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, t. III, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 440).

32 Jean-Christophe Bailly, « L’événement suspendu : Sur Andreï Platonov », dans Panoramiques, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Détroits », 2000, p. 156.

33 Evgueni Zamiatine, « Littérature, révolution et entropie », dans Le métier littéraire, op. cit., p. 154.

34 Jean-Didier Wagneur, « Tout se déroule des siècles après Tchernobyl », dans op. cit., p. II-III. Zamiatine écrivait en 1922 : « Le lecteur et spectateur d’aujourd’hui saura finir de raconter le tableau, de dessiner les mots, et ce qu’il aura achevé lui-même sera gravé en lui d’une manière infiniment plus frappante, se développera organiquement et plus solidement en lui » (« A propos du synthétisme », dans Le métier littéraire, op. cit., p. 147). Quant à Varlam Chalamov, il note pareillement que « [le] lecteur contemporain comprend en deux mots de quoi il s’agit et n’a nul besoin qu’on lui fasse un portrait détaillé, ni qu’on développe le sujet. […] il est inutile de s’obstiner à tourner en rond sur des voies que le lecteur connaît par cœur depuis l’école » (« De la prose », dans Tout ou rien : Cahier 1 : L’écriture, trad. du russe par Christiane Loré, Lagrasse, Verdier, coll. « Slovo », 1993, p. 27).

35 Jean-Didier Wagneur, « Tout se déroule des siècles après Tchernobyl », dans op. cit., p. II-III. C’est Volodine qui parle.

36 Des anges mineurs, op. cit., p. 7.

37 Giorgio Agamben, L’homme sans contenu, trad. de l’italien par Carole Walter, Saulxures, Circé, 1996, p. 163.

38 Pour les Grecs anciens, le rythme est un « principe qui donne origine et maintient toute chose dans la présence » (Giorgio Agamben, ibid., p. 157-158).

39 Des anges mineurs, op. cit., p. 109.

40 Ibid., p. 7. Si l’on songe cependant à une réminiscence musicale, Antoine Volodine m’a confié qu’il n’avait pas en tête Das Lied von der Erde, de Gustav Malher, en écrivant Des anges mineurs, mais Vier Letztze Lieder de Richard Strauss, auxquels renvoient Die Sieben Letzte Lieder, de Fred Zenfl (dans le narrat 2).

41 Ibid., p. 25.

42 Jean-Christophe Bailly, « L’événement suspendu : Sur Andreï Platonov », dans Panoramiques, op. cit., p. 157.

43 Des anges mineurs, op. cit., respectivement p. 71 et 25.

44 Ibid., p. 96.

45 Maurice Blanchot, « La communauté négative » [Sur Georges Bataille], dans La communauté inavouable, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 30.

46 Voir Des anges mineurs, op. cit., respectivement p. 201, 112 et 120.

47 Dany Savelli, « Une lecture du Retour du Bouddha de Vsevolod Ivanov », dans Slavica Occitania, n° 21, 2005, « Présence du bouddhisme en Russie », p. 309.

48 Des anges mineurs, op. cit., p. 24.

49 Ibid., respectivement p. 180 et 201.

50 Ibid., p. 150.

51 Ibid., p. 113.

52 Ibid., p. 73.

53 Andrei Tarkovski, Le temps scellé : De L’enfance d’Ivan au Sacrifice, trad. du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2004, p. 214.

54 Des anges mineurs, op. cit., p. 97.

55 Voir Andrei Platonov, Djann, op. cit., p. 108 : « Qu’attendaient-ils de lui, ces êtres ? […] leur langueur pourrait se transformer en joie si chacun d’entre eux recevait en partage un petit morceau de chair d’oiseau. Cela servirait non à les rassasier, mais à les mettre en communion avec la vie globale et les uns avec les autres. Cela leur rendrait le sentiment du réel, et ils se souviendraient d’exister. L’aliment servirait de nourriture à l’âme et permettrait également que des yeux résignés et devenus vides étincellent à nouveau et aperçoivent la lumière diffuse du soleil sur la terre. Il semblait à Tchagataïev que si toute l’humanité s’était trouvée en ce moment devant lui, elle l’aurait elle aussi regardé de la même façon, avec le même sentiment d’attente, prête à se leurrer d’espoirs, à accepter ce leurre et à se replonger dans la vie multiforme et inéluctable. »

56 Voir Andrei Tarkovski, Stalker, dans op. cit., p. 263 : « J’y amène des gens qui sont aussi malheureux que moi, qui ont autant souffert. Ils n’ont plus rien en quoi espérer ! Mais moi, je peux ! Je peux leur venir en aide ! J’en pleurerais de bonheur, de pouvoir les aider ! Tout ce monde immense en est incapable. Mais moi, toute vermine que je suis, je le peux ! Et je ne désire rien de plus. Et quand viendra pour moi l’heure de mourir, je ramperai jusqu’ici, dans cette chambre, et ma dernière pensée sera : le bonheur pour tous ! »

57 Des anges mineurs, op. cit., p. 79.

58 Ibid., respectivement p. 219 et 97.

59 Les narrats se répondent deux à deux autour du narrat 25 : « ils se répondent tous d'une manière simple, précise Volodine : le premier narrat contient un motif qu'on va retrouver dans le dernier narrat ; le deuxième narrat lance quelque chose, une mélodie ou une note, dont on percevra l'écho dans l'avant-dernier narrat ; etc. En somme, chaque narrat possède son double » (Jean-Didier Wagneur, « Tout se déroule des siècles après Tchernobyl », dans op. cit., p. II-III). Cependant, la simplicité n’est qu’apparente, car, suivant le modèle extraordinaire du voyage chamanique, la parole inspirée de Scheidmann chevauche librement toutes les frontières, et les cas ne manquent pas, par exemple, d’êtres ou de motifs qui passent aussi d’un narrat dans le suivant. Ce caractère faiblement contraignant de la structure en miroir, qui procède du principe d’incertitude à l’œuvre dans tous les livres de Volodine, en fait toute la valeur, en démultipliant ses effets. L’analogie avec la structure du Miroir, fondée sur un « croisement incertain du montage et de la mémoire »,est frappante. La composition en fragments du film de Tarkovski mime la mémoire divagante d’un homme qui meurt ; or, fonctionnant par analogie suivant une logique de la sensation, cette mémoire saute d’un souvenir à un autre en ménageant des passages de l’un à l’autre, en associant mémoire personnelle et mémoire collective, et crée ainsi des reflets multiples. Puis l’ensemble est construit « à partir de deux miroirs. Un premier, placé en fin de course (dans l’hôpital où meurt le héros) reflète la vie passée. Un second, situé à l’origine de l’histoire, renvoie au présent du narrateur. Un œil entre deux miroirs : en optique, ce phénomène […] produit un dédoublement infini des reflets » (Antoine de Baecque, « La mémoire infinie (Le miroir) », dans Andrei Tarkovski, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, coll. « Auteurs », 1989, p. 79-80).

60 Voir Des anges mineurs, op. cit., p. 82 : « Le souvenir du rêve avec Solange Bud se défaisait en lambeaux qu’il ne réussissait plus à retenir. Il s’arrêta de bouger, mais déjà presque tout s’était enfui, à l’exception de la nostalgie. »

61 Giorgio Agamben, « Idée de l’immémorial », dans Idée de la prose, trad. de l’italien par Gérard Macé, Paris, C. Bourgois, coll. « Titres », n° 24, 2006, p. 49.

62 Des anges mineurs, op. cit., respectivement p. 97 et 173.

63 Ibid., p. 109.

64 Andrei Platonov, A. Djann, op. cit., p. 44.

65 Giorgio Agamben, « Idée du communisme », dans Idée de la prose, op. cit., p. 58.

66 Antoine Volodine, « Maria Soudaïeva » [Préface], dans Maria Soudaïeva, Slogans, op. cit., p. 14.

67 Ibidem.

68 Günther Anders, Le temps de la fin, Paris, Editions de L’Herne, 2007, p. 29-30.

69 Antoine Volodine, « Maria Soudaïeva » [Préface], dans Maria Soudaïeva, Slogans, op. cit., p. 9-10.

70 Andrei Tarkovski, Le temps scellé, op. cit., p. 198-199.

71 Roman Jakobson, La génération qui a gaspillé ses poètes, trad. du russe par Marguerite Derrida, Paris, Allia, 2001, p. 10.

72 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, op. cit., p. 431.

 

 

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