La représentation de la limite dans quelques récits des camps

Luba Jurgenson
Paris IV

On peut légitimement voir dans la complexité générique de certains récits une façon de problématiser la notion même de limite qui demeure emblématique de l’expérience : limite de l’humain, limite du dire, limite du pensable etc. Cette notion, figurée quelquefois par des images qui montrent l’entrée du camp, apparaît à la fois comme noeudale et problématique. Les récits tendent, en effet, à circonscrire l’espace du camp comme un monde radicalement différent dont l’accès symbolique suppose que le lecteur ait abandonné tous les critères de jugement qu’il applique dans ses stratégies de décodage habituelles. Un certain nombre de titres utilisant une métaphore spatiale en témoignent : Un Monde à part, Le Monde de pierre, l’Univers concentrationnaire, l’Archipel du Goulag, Terre inhumaine etc. La part de la mémoire collective, ce fond indispensable à la réception d’événements absolument inédits, est en effet, extrêmement réduite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces espaces singuliers qui se dérobent aux mécanismes de reconnaissance. La mise en mots de ce territoire auquel le lecteur ne parvient qu’une fois « dépouillé » de ses références se fait donc au moyen d’une « scénification » des moments de passage ou de franchissement.

Rappelons que la notion de limite entre les camps et le monde libre questionne l’opposition surface/profondeur et tend à la rend inopérante. Dans un Etat totalitaire la porte du camp est en fait partout. Soljenitsyne le dit de façon explicite : « Tout au long de cette rue tortueuse qu’est notre vie, /…/ il nous est arrivé maintes et maintes fois de passer devant des palissades et des palissades et encore des palissades – palis de bois pourri, murettes de pisé, enceintes de béton et de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu’il y avait derrière. Ni physiquement, par l’œil, ni intellectuellement, nous n’avions jamais tenté de regarde de l’autre côté : or c’est là justement que commence le pays du GOULAG, sous notre nez, à deux pas. »1 Le camp est omniprésent et pourtant invisible, toujours situé au-delà d’une limite qui marque notre capacité de voir. Si l’œil d’un homme « libre » ne peut s’aventurer au-delà de cette limite, le camp, lui, peut déborder pour happer celui qui se tient à l’extérieur et se croit à l’abri. « Autre chose encore avec les palissades : nous n’y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrable, de pavillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien ces portes, toutes ces portes, c’est à notre intention qu’elles étaient préparées, et voici que l’une d’elles, fatidique, vient de s’ouvrir toute grande, cependant que quatre mains d’hommes, quatre mains blanches qui n’ont pas l’habitude du travail, mais des mains préhensiles, nous agrippent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l’oreille, elles nous balancent à l’intérieur comme un sac, tandis que la porte dans notre dos qui donnait sur notre vie passée, est claquée sur nous pour toujours.2

Ainsi, dans un certain nombre de textes, l’entrée dans le camp fait l’objet d’un récit à part ou d’une narration spécifique qui met en valeur le choc de l’arrivée et du premier contact avec la réalité concentrationnaire. Dans ces textes, l’espace du camp apparaît tout d’abord comme étrange, voire incompréhensible, illisible, théâtral ou grotesque, autant de qualifications qui rendent difficile l’inscription de ces espaces dans le tissu des signifiances. Il est souvent tiré vers l’absurde. On constate également que le détenu venu du monde « normal » ou « libre » tente quelquefois de rationaliser ses premières impressions en leur donnant un sens par rapport à son vécu d’homme libre. Par exemple, Alexandre Soljenitsyne, dont le premier camp est situé non loin de Moscou dans une contrée généralement réservée à la villégiature, se rassure en pensant aux avantages que présente la vie à la campagne, tandis que Primo Levi, à son arrivée à Auschwitz, est tenté de voir d’abord dans les SS qui accueillent son convoi « de simples agents de police ». L’interprétation se fait au moyen de notions dont le détenu dispose, et qui se révèlent inadéquates. Dans les restitutions littéraires de l’expérience, cette tentative de rationalisation prend l’aspect d’une dérision. Les stratégies d’interprétation devenues à leur tour l’objet du témoignage mettent à nu l’impossibilité de décoder le camp ou plutôt même, la non-pertinence de la démarche consistant à le réduire à un espace rationnel.

La tentative de rationalisation fait notamment l’objet d’un texte dont l’auteur n’est pas un rescapé, mais un témoin très proche des événements, qui a pu recueillir des renseignements très précis sur le fonctionnement d’un camp d’extermination. Vassili Grossman, dans « L’enfer de Treblinka », imagine les réactions des gens arrivés devant le portail du camp3 . « Quatre ou cinq fois par jour, la place se remplissait de monde. /…/ Et ceux qui arrivaient sentaient en frémissant se poser sur eux des regards étranges, narquois, réticents, repus, pleins de la supériorité de la brute vivante sur l’homme mort. En l’espace d’un instant, leurs yeux enregistraient sur la place maints détails insolites et alarmants. Qu’était-ce donc que cet énorme mur de six mètres, tout tapissé de branches de pins jaunissantes et de couvertures ? Bien inquiétantes aussi, ces couvertures ouatées de toutes les couleurs, faites de soie ou d’indienne, et si pareilles à celles que l’on trouvait parmi les effets des nouveaux arrivants. D’où venaient-elles ? Qui les avait apportées ici ? Où étaient-ils, les propriétaires de ces couvertures ? N’en avaient-ils donc plus besoin ? Et ces hommes à brassard bleu, qui étaient-ils ? On se rappelait des réflexions récentes, de soudaines alarmes, certains mots chuchotés. Mais non, non, non ! C’était impossible ! Et l’on chassait l’horrible pensée. » 4 L’oscillation entre angoisse et espoir, psychologiquement vraisemblable, repose ici sur une analyse de détails que probablement la plupart des hommes épuisés et choqués n’avaient pas le temps d’effectuer. Bien entendu, nous n’avons aucune possibilité de vérifier ces hypothèses. Toutefois, les témoignages des rescapés montrent que la plupart du temps, la pensée ne suivait pas le chemin de la logique et que les stratégies de décodage ne se mettaient en place qu’ultérieurement pour ceux qui n’avaient pas été gazés immédiatement. Comparons, par exemple, avec la première impression de Primo Levi à son arrivée à Auschwitz : « Tout baignait dans un silence d’aquarium, la scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages : ils lui dirent : « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfant ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu’accomplir leur travail de tous les jours ; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours. En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qui advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. »5

Certes, toutes les descriptions du premier contact avec le camp nous parviennent sous forme d’une reconstitution après coup, à laquelle se mêlent probablement des impressions plus tardives. Mais tous les anciens déportés s’accordent pour dire qu’il leur est extrêmement difficile de décrire leurs sensations. « Je n’ai jamais réussi à recréer ce moment », dit par exemple Simon Laks. « Les bribes ténues de ma mémoire reconstituent une impression floue, comme si cette rencontre brutale avec la vie du camp m’avait à la fois plongé dans une stupeur léthargique et catapulté sur une autre planète. Je me souviens parfaitement d’une chose : les premières questions que je me pose, sont : qu’est-ce que c’est que ce monde ? Quelles sortes de créatures sont ces êtres zébrés aux crânes rasés, les uns athlétiques, gras, les autres fragiles, vacillant sur leurs jambes, décharnés comme des squelettes ? J’essaie de chasser ce cauchemar, de me persuader que c’est un rêve, mais le réveil ne vient pas. »6

Les stratégies d’interprétation se heurtent à l’aspect grotesque que revêtent quelquefois les camps et qui tient en partie, mais en partie seulement à l’effort de dissimulation des véritables réalités de cet espace. Cet aspect est relevé également par Grossman à propos de Treblinka. Voici la façon dont il décrit la place qui se trouve être la dernière étape du parcours des condamnés, et d’où ces derniers débouchent sur le lieu d’extermination. « Devant eux se dressait un bel édifice de pierre avec ornements de bois et qui faisait songer à un temple antique. Cinq marches bétonnées conduisaient à des portes basses, mais très larges, massives et d’un beau travail. Des fleurs poussaient devant l’entrée que décoraient de grands vases. » Grossman, manifestement, ne croyait pas que les seuls destinataires de cette mise en scène étaient les victimes. Dans d’autres textes, il relie cette « magnificence » à la prédilection pour le monumental qu’affichait par ailleurs l’architecture du IIIe Reich. Cette apparente « beauté » se dilue dans l’informe : « Mais tout autour c’était le chaos : on voyait partout des montagnes de terre fraîchement remuée ; de ses pinces d’acier un formidable excavateur projetait en grinçant des tonnes de sable jaune, et la poussière qui s’élevait faisait comme un rideau tamisant le soleil. Au fracas de la gigantesque machine qui du matin au soir creusait d’énormes tombes, se mêlait l’aboiement furieux de chiens-loups. »7 L’aspect grotesque et ricanant de l’entrée du camp est souligné également par Margarete Buber-Neumann lorsqu’elle décrit son arrivée à Ravensbrück : « Nous sommes en rangs par cinq le long d’un massif de fleurs, devant une baraque en bois fraîchement repeinte. En bottes à revers, vêtue d’une jupe-culotte kaki et d’un semblant de veste d’uniforme, coiffée d’un calot qu’elle porte incliné sur sa permanente frisottée, la surveillante hurle à intervalles réguliers : « La ferme ! », « Les mains le long du corps ! », « Gardez l’alignement ! ». Je parcours des yeux la grande place, je n’en reviens pas : celle-ci est parsemée de carrés de gazon soignés, agrémentés de massifs de fleurs où éclate le rouge vif de la sauge. De jeunes arbres sont plantés le long d’une vaste allée qui débouche sur la place, et toujours à perte de vue, ces massifs de fleurs, alignés comme au cordeau. La place et l’allée semblent avoir été ratissées quelques instants auparavant. Sur notre gauche, en direction de la porte du camp, j’aperçois, à côté d’une baraque de bois blanc, une grande cage semblable aux volières du zoo de Berlin. Deux paons s’y pavanent, des singes se balancent sur un portique et un perroquet répète inlassablement d’un cri rauque un mot qui s’apparente à « maman ! ». 8

L’étrangeté du camp est notée également dans le témoignage d’Imre Kertesz sur son arrivée à Auschwitz : « Avant tout, je remarquai un immense terrain qui ressemblait à une prairie. Sur le coup, je fus aveuglé par cette étendue soudaine, la luminosité également blanche du ciel et de ce pré me faisait mal aux yeux. » 9

Dans les passages cités, le camp tend à se présenter sous une forme tellement étrange qu’il met d’emblée en échec toute tentative de lecture qui permettrait de l’assimiler à des espaces déjà connus. Il n’apparaît pas comme une prison, ni comme un bagne qui serait un peu spécial. Le premier contact déjoue toutes les possibilités de lui appliquer des schémas existants. Il peut prendre diverses apparences. Au fond, il n’a pas d’apparence appropriée. L’image à laquelle se confrontent les nouveaux arrivants est un simulacre derrière lequel on chercherait en vain une forme qui correspondrait réellement à ce qu’est le camp. Celui-ci ne se donne que dans un déguisement et pourrait revêtir la forme de n’importe quel espace. Si, à postériori, les chercheurs ont établi la topographie des différents camps et ont pu les décrire dans le détail à différentes étapes de leur existence, cela ne signifie en rien que cette topographie ait pu être « lue » par tous ceux qui y étaient confrontés. A l’exception probablement des résistants qui se devaient de la « maîtriser », la majorité des victimes n’a sans doute jamais pu s’approprier cette zone floue et mutable. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en identifiaient pas les différents secteurs, mais plutôt, qu’ils n’en avaient pas une représentation cohérente. Cette représentation n’existait pas sous forme d’un ensemble pourvu de sens, mais d’une collection de détails, espaces ou objets existant les uns aux côtés des autres, vecteurs d’un sens partiel ou ponctuel, mais ne donnant jamais lieu à un récit articulé du monde.

Cela revient à postuler, dans tout acte de perception une composante éthique. Un espace est inésparable de sa finalité, quelle qu’elle soit. Si j’ignore ce qu’est une chambre, je ne pourrai pas interpréter de façon cohérente la présence des différents objets qui s’y trouvent et les décoderai un par un, jusqu’à ce que la notion « chambre » prenne sens. Or, on ne saurait en donner un à la notion « camp », précisément parce que sa finalité est dépourvue de toute justification éthique. Certains criminels nazis tentèrent de démontrer que les camps servaient à d’autres fins que l’extermination, par exemple, l’industrie de l’armement, la production de caoutchouc synthétique, etc. Nous savons aujourd’hui que tous ces objectifs étaient en réalité subordonnés au but premier qu’était l’extermination. A propos du système concentrationnaire soviétique, la justification d’utilité économique et des objectifs de réeducation est encore avancée aujourd’hui par certains historiens. La différence des systèmes économiques socialiste et occidental rendent par ailleurs difficile la tâche de réfuter, chiffres à l’appui, ce genre d’arguments. On sait toutefois que le système était globalement déficitaire et que l’emploi de la main d’œuvre esclave y comptait pour beaucoup. Quant à la réeducation, elle s’appliquait aux prisonniers de droit commun, les « politiques » étant considérés comme irrécupérables. Dans leur ensemble, les camps étaient des espaces-pour-la-mort, dont la finalité fut la production de néant, des lieux non soumis à la loi. La « loi » qui régissait les sociétés concentrationnaires n’était qu’une parodie de loi, dans la mesure où toutes les règles y menaient inexorablement à la mort. Or tout objectif de vie génère une instance éthique qui dote le réel d’une cohérence et permet sa « lecture ». Un espace doté d’une téléologie négative est donc, par la force des choses, indéchiffrable.

Varlam Chalamov, dans trois de ses récits, crée un personnage qui précisément renvoie à une telle instance, et dont le rôle est par ailleurs de « quadriller » l’espace. Il s’agit du topographe, figure énigmatique préposée au « travail de vie » et dont la fonction l’oppose aux fonctionnaires des « archives numéro 3 », département chargé de l’enregistrement des décès de détenus. Le topographe doit décrypter l’espace informe de la taïga. « Quand les cartographes ont fini de parler au ciel, de s’agripper au ciel étoilé, de scruter le soleil, ils ont fixé un point d’appui sur notre terre. /…/ La terre, la taïga sont mesurées et nous progressons en trouvant sur les encoches fraîches les traces du cartographe, du topographe, de l’arpenteur de la taïga – le simple graphite noir. /…/ On met des repères sur les rochers, dans les lits des torrents, au sommet des montagnes dénudées. Et, à partir de ces appuis sûrs, bibliques, on mesure la taïga, la Kolyma, la prison. » 10 Le topographe de Chalamov est certainement apparenté à l’arpenteur de Kafka. Aux prises avec un espace informe qui à chaque instant menace de l’engloutir, il parvient à faire surgir, provisoirement, une forme là où il n’y avait qu’une masse informe, en apportant des repères qui deviennent des métaphores de la règle et de la loi.

Il s’agit, dans le texte de Chalamov, d’un espace extérieur. Certes, la distinction dedans-dehors modèle les différentes approches de la réalité du camp. Toutefois, il faut noter que dans le cas des camps soviétiques, perdus au sein de vastes espaces, et surtout des camps de la Kolyma où la vastitude joue précisément le rôle d’une structure d’enfermement, cette distinction n’est pas toujours pertinente. Ainsi, la première impression au contact du camp et l’intuition de leur finalité meurtrière sont reliées, chez Chalamov, à un paysage et non à la vue de barbelés. « Juste devant nous, il y avait des montagnes nues, sans forêts, rocheuses et vaguement vertes, et dans les trouées entre elles, à leur pied, planaient des nuages hérissés, déchiquetés, gris sale. Comme si les lambeaux d’une gigantesque couverture avaient recouvert cette triste région montagneuse. Je me souviens parfaitement que j’étais tout à fait calme et prêt à n’importe quoi, mais mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et se serra malgré moi. Alors, détournant les yeux, je me dis : « On nous a amenés ici pour mourir. » 11

On peut noter l’indétermination générale de ce paysage dont les propriétés sont essentiellement négatives, ainsi que son aspect discontinu, fragmenté. Sa finalité est en revanche clairement définie : « pour mourir ». C’est cette finalité qui modèle l’espace et l’empêche de recouvrer une forme précise. Un espace-pour-la-mort ne peut être que flou, faute de référence éthique autour de laquelle s’organiserait le déchiffrage.

L’impossibilité de décrypter la réalité du camp est mise en avant dans Etre sans destin d’Imre Kertesz, figurée notamment par un regard qui s’apparente à celui d’un enfant toujours en quête d’une signification et manquant de points de repère pour interpréter ce qu’il voit. C’est tout à fait le contraire d’une rationalisation : Kertesz déconstruit les mécanismes de la perception et fait des stratégies interprétatives un objet de dérision. «Mais nombre d’entre eux /soldats allemands/ tenaient dans la main une canne, une simple canne de promenade recourbée en crochet, ce qui me surprit un peu car ils marchaient tous correctement, et c’étaient des hommes en parfaite santé. Par la suite, je pus observer cet objet de plus près. Mon attention fut attirée par le fait que l’un d’eux, qui me tournait le dos à demi, le plaça soudain horizontalement derrière ses hanches et, le tenant par les deux extrémités, se mit à le plier d’un geste qui semblait blasé. Mon rang s’approchait de lui. Et alors je vis que ce n’était pas du bois, mais du cuir, et que ce n’était pas une canne mais une cravache. Ca m’a fait une drôle d’impression… »12 C’est ce procédé qui prévaut dans la tentative de familiarisation (qui n’en est jamais vraiment une) avec tous les objets du camp, jusqu’aux fours crématoires qui sont d’abord interprétés comme une « tannerie ». Ce tâtonnement de la pensée qui hésite avant de donner un nom à une chose met en valeur le fait que les objets du camp n’ont pas d’équivalent dans la réalité commune et maintient l’espace en question dans son étrangeté intrinsèque, que n’entame aucune tentative d’interprétation13 .

Primo Levi résume cette problématique : « Tous, à l’exception de ceux qui avaient déjà traversé une expérience analogue, s’attendaient à trouver un monde effrayant mais déchiffrable, conforme à ce modèle simple que nous portons ataviquement en nous : « nous » à l’intérieur, et l’ennemi au-dehors, séparés par une frontière nette, géographique. L’arrivée dans le camp était, au contraire, un choc, à cause de la surprise qui lui était associée. Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle /…/, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, une entre chacun et chacun. »14    

Notons enfin que dans les témoignages des enfants de déportés, qui ont hérité d’un souvenir des camps médiatisé par la parole de leurs parents, on est souvent surpris par l’absence d’un récit cohérent sur le camp élaboré à usage familial. L’expérience est transmise sous forme de bribes, ce qui rend impossible la visualisation de l’espace. La « story » ne se constitue pas avec les années et la « deuxième génération » est souvent obligée de puiser les images qui leur manquent dans des travaux d’historiens. 

Certes, le détenu qui entre dans un camp et tente d’anticiper sur ce qui va lui arriver n’a pas la même démarche que l’habitant qui vit dans le voisinage du camp et s’ingénie pour ne pas le voir alors qu’il passe devant tous les jours ou qu’il voit passer des colonnes de prisonniers. Il feint d’ignorer les objectifs des camps, alors que l’odeur de chair brûlée l’empêche de manger et de dormir. Même si on peut douter de la bonne foi de ceux qui s’installent dans de telles habitudes, il faut reconnaître que les catégories de « mensonge » ou de « feinte » se révèlent non pertinentes pour décrire ce type de comportement. La peur ne peut expliquer qu’en partie ce clivage qui affecte ceux qui sont quotidiennement en contact avec le phénomène du camp : en sachant tout ce qui s’y passe, ils n’en savent cependant rien. La cécité volontaire dont ils font preuve revêt les camps eux-mêmes d’une sorte d’invisibilité. Les termes mêmes de « bonne » ou de « mauvaise » foi doivent être maniés avec prudence en pareils cas. Utilisé en droit pour désigner la conviction erronée que l’on agit conformément à la loi, le concept de bonne foi suppose l’existence de cette dernière. On peut supposer que le flou introduit dans les consciences par la proximité des camps et qui se répercute sur la vision, est lié à la fluctuation des repères juridiques et que le concept de visibilité doit être analysé en rapport avec la question de la loi. L’incompréhensible des camps se porte au-dehors de ses limites physiques pour influer sur les capacités de décodage de ceux qui les voient de l’extérieur. Dans sa remarquable étude Mauthausen, ville d’Autriche, Gordon J. Horwitz montre comment les villageois habitant à proximité de Mauthausen parviennent à mettre en place des stratégies mentales qui renvoient le camp et ses détenus dans l’invisibilité : « Dans les tunnels, même les travailleurs étrangers mobilisés de force se comportaient comme si les détenus du camp de concentration n’avaient pas existé. »15 « Les villageois percevaient bien leur passage dans l’obscurité toute proche, mais ils leur déniaient toute réalité. Alors que le détenu ouvrait grand les yeux pour capter tout ce qu’il pouvait y avoir de lumineux dans les ténèbres, les habitants tissaient de ces ténèbres un voile qui leur cachait les détenus, les morts-vivants ; et à leur tour, intériorisant leur invisibilité, les détenus en arrivaient à se concevoir eux-mêmes comme des hommes sans substance et même sans ombre : ils étaient devenus à leurs propres yeux des êtres aussi irréels que l’affirmaient leurs maîtres. »16

L'opposition dedans-dehors change de nature lorsqu’on considère la perception qu’avaient de l’espace des camps ceux qui les avaient eux-mêmes conçus et construits. La plupart des dépositions des criminels dont nous disposons mettent en avant les difficultés de gestion de l’entreprise d’extermination et s’acharnent, de leur côté, à créer une sorte de « rationalité » technique. Les responsables nazis insistent sur les aspects problématiques de l’exécution de leur tâche, mais l’objectif poursuivi, l’anéantissement de centaines de milliers d’êtres, est en quelque sorte placé entre parenthèses, dissocié des mécanismes mis en place pour l’atteindre. Il apparaît comme source infinie d’ennuis d’ordre pratique et administratif qui font que le mécanisme est toujours sur le point de s’enrayer. « Les ordres du Reichsführer, les difficultés créées par l’état de guerre, les incidents quotidiens dans le camp, le flot de nouveaux internés ne me laissaient pas un instant de répit », raconte Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz. « Je voulais toujours faire avancer le travail, réaliser les projets qui permettraient à Auschwitz de meilleures conditions d’existence. »17 Par « meilleures conditions d’existence », il faut sans doute comprendre « meilleur fonctionnement des usines d’extermination ». Ou encore : « Parfois, au cours de périodes de calme, je pensais arriver au bout de mes peines et je prévoyais déjà le moment où toutes les mesures prescrites par Himmler seraient exécutées, toutes les constructions achevées. Mais aussitôt je voyais surgir de nouveaux projets d’un caractère non moins urgent. »18 Tout au long de sa déposition, Höss laisse entendre que ses subordonnés l’empêchent d’organiser l’espace d’Auschwitz conformément à son projet, sur lequel il laisse planer un certain flou. Ce projet consisterait à construire un espace parfaitement conforme aux objectifs d’Auschwitz. On pourrait penser que Höss a en tête un espace idéal, dont il ne dit rien de concret toutefois. A plusieurs reprises, Höss parle d’agrandissement, si bien qu’on a l’impression que l’espace enfle sans cesse sans qu’il parvienne finalement à le maîtriser. Certes, s’il cherche à convaincre ses juges qu’à Auschwitz, il était « dépassé par les événements », c’est pour insister sur le fait qu’il n’était qu’un rouage dans une mécanique où rien ne dépendait de lui, argument suprême de la plupart des chez nazis 19. Toujours est-il que ce texte fournit quelques indications sur la façon dont le camp était vu par les bourreaux. Il ne semble pas être un lieu bien défini. Du point de vue géographique, l’emplacement d’Auschwitz n’est pas très clair pour Höss : « très éloigné, quelque part en Pologne ». Or, il rédige ces pages dans une prison de Cracovie, à 60 km d’Auschwitz tout au plus. Ce « quelque part » est donc énoncé non pas à partir du lieu réel où il se trouve, mais à partir de la référence symbolique qu’est l’Allemagne. On constate que l’indétermination du lieu n’a pas disparu après quelques années d’exercice à Auschwitz et le transport en avion de Nuremberg à Varsovie, puis de là à Cracovie, par train. Apparemment, Auschwitz ne s’est pas intégré à une géographie personnelle « compréhensible ». La fonction de Höss l’oblige à se rendre souvent à l’extérieur du camp, par exemple, pour se procurer du fil de fer barbelé ou des planches, et à son retour, il constate que ses ordres n’ont pas été exécutés. Toute sortie hors du camp génère le désordre à l’intérieur. Là encore, Höss donne l’impression de faire un travail de Sisyphe, la désorganisation tendant à s’imposer malgré ses efforts, l’informe triomphant toujours sur ses tentatives de créer de la cohérence. Finalement, c’est cette édification interminable du camp qu’il présente comme sa tâche principale, mettant ainsi du « positif » là où il n’y avait, en vérité, qu’un objectif d’anéantissement. « Or, la construction et l’agrandissement du camp étaient ma tâche essentielle et devaient le rester au cours des années suivantes, même lorsque maintes autres besognes vinrent s’y ajouter. C’est à cette tâche que je vouai tout mon temps, toutes mes pensées. C’est à elle que je devais subordonner tout le reste, car c’est seulement ainsi que je pouvais diriger l’ensemble. » 20 Höss se focalise sur l’espace en s’évertuant à donner un sens à son projet de construction, mais par ailleurs, cet espace lui échappe. L’opposition intérieur/extérieur intervient encore lorsqu’il parle de ses relations avec sa femme et des tentatives désespérées de cette dernière pour l’arracher à sa sombre humeur. « Ma femme s’efforçait de son mieux de me soustraire à cette obsession. Elle lançait des invitations à mes amis de l’extérieur et les réunissait chez nous avec mes collaborateurs du camp en espérant ainsi améliorer mes relations avec ces derniers. Toujours animée de la même intention, elle organisait aussi des réunions à l’extérieur du camp. »21 Manifestement, il s’agit pour Madame Höss de sortir son mari de son « enfermement » en décalant la frontière entre l’extérieur et l’intérieur. Mais rien n’y fait : l’impression de ne pas être à la hauteur de sa tâche mine le commandant d’Auschwitz. « Je rentrai dans ma coquille : je devins dur et inaccessible » 22. Tout se passe comme s’il n’y avait plus d’extérieur. Auschwitz est un lieu perdu, difficilement repérable et qui, paradoxalement, tend à envahir l’espace environnant. Une sorte de nébuleuse.

On peut trouver des analogies avec le témoignage de Franz Grassler dans Shoah de Claude Lanzmann, à propos du ghetto de Varsovie. Après avoir prétendu qu’il avait tout oublié, Grassler se rappelle péniblement quelques détails et parle de sa « tâche » qui était de « maintenir le ghetto ». « Notre mission n’était pas d’annihiler le ghetto, mais de le garder en vie »23 , prétend-t-il, tout en étant forcé d’avouer que la mortalité dans le ghetto était de l’ordre de cinq mille personnes par mois. La finalité du ghetto apparaît là encore comme totalement déconnectée d’une gestion orientée vers un but positif, sans cesse déjouée par des circonstances qu’il qualifie de « paradoxe ». « Notre mission à nous était de gérer le ghetto et naturellement, avec ces rations insuffisantes et ce surpeuplement, une mortalité élevée, et même excessive, n’était pas évitable. »24 A la question de Claude Lanzmann « Vous croyiez alors que le ghetto était quelque chose de positif, une sorte d’autogestion, non ? » Il répond : « Oui, autogestion. Elle a bien fonctionné, l’autogestion juive. » « Bien fonctionné pour quoi ? Dans quel but ? » « Mais pour l’autoconservation ! »25 .

Manifestement, la maîtrise de l’espace concentrationnaire ne peut être conçue, par les victimes comme par les bourreaux, en dehors de sa finalité. Les bourreaux affirment y être « perdus », s’assimilant ainsi aux victimes. Il y a toutefois une part de vérité dans ces affirmations, dans la mesure où bien que concepteurs des lieux, leur perception n’en est pas moins modelée par un fonctionnement autonome de la machine. 

La coupure entre les deux mondes serait-elle si radicale qu’elle mettrait en échec toute tentative d’approche rationnelle ? Comment appréhender un monde qui, par définition, se trouve toujours au-dehors ? Comment par ailleurs comprendre les mécanismes de perception là où la notion même de sujet percevant pose problème ? Enfin, comment décrire une réalité prégnante et pourtant articulée à la catégorie de non être ? La réponse pourrait se porter sur la pensée de la limite, capable d’apporter un outil nouveau là où les outils traditionnels sont manifestement insuffisants. La limite non pas seulement comme une « minceur de la ligne », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, au-delà de laquelle s’ouvrirait un espace qui se dérobe, mais comme une dimension d’incertitude et de discontinuité, qui s’ouvrirait dans la dynamique du franchissement.

 


1 L’Archipel du Goulag, Paris, le Seuil, 1974, t. 1, p. 10.

2 Ibid., p. 11.

3 Plus tard, dans Vie et destin, un texte de fiction, Grossman va jusqu’à imaginer l’état de ceux qui entrent dans la chambre à gaz. Correspondant de guerre, il fut parmi les premiers soldats alliés à assister à l’ouverture de  Treblinka. Par ailleurs, Grossman avait des renseignements très précis sur l’extermination des Juifs en sa qualité d’un des éditeurs du Livre noir sur les exactions nazies en Union soviétique. Toutefois, à l’époque de la guerre, Grossman n’avait pas encore pris ses distances à l’égard de l’idéologie soviétique, ce qui influa sur ses interprétations de certains détails de l’appareil de destruction. Par exemple, tout en précisant que l’objectif des nazis consistait à effacer les noms des victimes de la mémoire du monde, il attribue leur empressement à détruire les corps à la seule crainte du châtiment, ce qui confère à l’Armée rouge un rôle essentiel dans toutes les étapes de la guerre.

4 Vassili Grossman, « L’enfer de Treblinka », in Années de guerre, Paris, Autrement, 1992, p. 257.

5 Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 18.

6 Simon Laks, Mélodies d’Auschwitz, Paris, Le Cerf, 1991, p. 35.

7 Vassili Grossman, « L’enfer de Treblinka », op. cit., p. 267.

8 Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, Paris, le Seuil, 1988.

9 Imre Kertesz, Etre sans destin, Arles, Actes Sud, 1998, p. 111.

10 Varlam Chalamov, « Le graphite », in Récits de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 997.

11 Ibid., p. 1002.

12 Imre Kertesz, Etre sans destin, op. cit., p. 117-118.

13 On peut signaler, à l’inverse de cette démarche, celle d’un Tadeusz Borowski qui, dans son livre Le Monde de pierre se met dans la peau d’un Prominent pour qui le camp est un espace absolument familier et totalement apprivoisé et compréhensible, ce qui produit également un effet grotesque. Le choc produit par ce livre à sa parution montre, au-delà des implications morales, que le malgré un certain désir de rationalisation, le lecteur n’était pas prêt à « intégrer » le camp. L’étrangeté de cet espace, certes, brise le pacte représentationnel, mais en installe un autre, faisant en sorte que le camp n’empiète pas sur la cohérence du monde.

14 Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1986, coll. Arcades, p. 26.

15 Gordon J. Horwitz, Mauthausen, ville d’Autriche, 1938-1945, Paris, Seuil, 1992, p. 143.

16 Ibid., p. 144.

17 Rudolf Höss, Le Commandant d’Auschwitz parle, Paris, François Maspero, 1979, p. 194.

18 Ibid., p. 193.

19 L’une des dernières phrases de sa déposition sera en effet : « J’étais un rouage inconscient de l’immense machine d’extermination du Troisième Reich. La machine est brisée, le moteur a disparu et je dois en faire autant. » (p. 256)

20 Ibid., p. 139.

21 Ibid., p. 142.

22 Ibid.

23 Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Fayard, 1985, p. 226.

24 Ibid, p. 230.

25 Ibid., p. 237

 

 

 

 

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