Histoire de faits et narration fictionnelle dans Récit d’un naufragé de Gabriel García Márquez

 

 Klaus Meyer-Minnemann
Université de Hambourg

Pour débrouiller le terrain de la narration fictionnelle des histoires de faits, il convient tout d’abord de revenir brièvement à la biographie de Sir Andrew Marbot de Wolfgang Hildesheimer1, qui comme exemple d’un récit-limite entre récit factuel et fiction a déjà été analysé par Dorrit Cohn et Jean-Marie Schaeffer2. La raison de ce retour réside en ce que cette biographie fictive d’un jeune Anglais du début du dix-neuvième siècle, publiée dans sa version originale sous le titre ambigu de Marbot. Eine Biographie (Marbot. Une biographie)3, se range justement au pôle opposé du type de récit dont je me propose de parler dans ce qui suit et pour lequel Récit d’un naufragé de García Márquez me servira d’exemple. En effet, Sir Andrew Marbot est l’histoire, présentée d’une manière strictement factuelle, d’une vie fictive,  tissée ou  « eingewoben », comme dit Hildesheimer, dans l’histoire culturelle des premières décennies du XIX siècle. La voix, qui à l’appui de documents forgés reconstruit les expériences intellectuelles et sentimentales d’un jeune anglais imaginaire de l’époque du romantisme, ne se distingue pas de celle de n’importe quel biographe de la vie d’un personnage historique comme, disons, Mozart, dont Hildesheimer quatre années avant la publication de Sir Andrew Marbot avait tracé la destinée dans une biographie largement applaudie par la critique4. Il est vrai que Dorrit Cohn dans son analyse de Sir Andrew Marbot a essayé de mettre en évidence des traits de persona, c'est-à-dire d’une instance d’énonciation fictionnelle dans la voix du biographe de Marbot, qui  transformeraient celle-ci à l’instar du protagoniste en une voix imaginaire, en conformité avec la différence fondamentale entre auteur et narrateur dans la fiction littéraire narrative. Mais il se peut que les traits de fiction de la voix du biographe de Marbot, qui en quelque sorte effaceraient la contradiction flagrante entre une histoire entièrement inventée et son récit comme fait factuel,  se révèlent seulement comme tels si on est conscient du caractère feint de la vie de Marbot, rendu imperceptible, d’autre part, au moins pour le lecteur non averti, à cause de l’emploi de la narration factuelle5.

Puisque Sir Andrew Marbot est la biographie d’un personnage qui n’a jamais existé, on pourrait recourir aux récits de vies authentiques de gens « sans voix », relatées à la première personne,  pour marquer la différence entre le type de récit-limite représenté par Marbot  –  qui d’ailleurs  n’est pas le seul exemple de son genre, comme l’a fait remarquer Frank Zipfel en rappelant la biographie feinte de Jusep Torres Campalans de Max Aub, publiée pour la première fois au Mexique en 1958  –  et le type, dont je me propose de parler à la suite6. Les récits de vies authentiques à la première personne avaient pris naissances, ou plutôt  repris naissance, favorisés par les facilités d’enregistrement qu’offrait le développement  du magnétophone, vers la fin des années quarante dans les milieux de sociologues et anthropologues américains7. L’exemple le plus connu de ce genre de récit était Les Enfants de Sanchez d’Oscar Lewis, lesquels, en plus, avaient soulevé un débat politique intense sur la notion de « culture de la pauvreté »8.  En France ce genre de récit avait rencontré dans les années soixante et soixante-dix un succès  remarquable chez le public lisant9. Dans le domaine de la langue espagnole j’aurais pu me reporter, pour donner un exemple de ce genre de récit, à un texte encore plus ancien, intitulé Juan Pérez Jolote. Biographie d’un  tzotzil, qui avait été publié sous forme de livre pour la première fois en 1952 par l’anthropologue mexicain Ricardo Pozas10. Dans ce récit un Indien du Sud du Mexique relate les vicissitudes de sa vie, ou plutôt l’auteur Ricardo Pozas  les lui fait relater.  De même,  j’aurais pu me servir, comme exemple d’une histoire de faits relatée d’une façon fictionnelle, de la biographie d’un « cimarron » du cubain  Miguel Barnet, internationalement le plus connu de ces témoignages de la vie de gens sans écoute, lequel, publié pour la première fois en 1966, avait été aussitôt traduit en français chez Gallimard l’année suivante11. Si j’ai choisi  Récit d’un naufragé de García Márquez comme objet de mes réflexions, c’est parce que dans cette œuvre on peut observer d’une manière particulièrement nette, comment la narration fictionnelle affecte le récit de faits dans sa totalité, c'est-à-dire, non pas seulement par rapport à l’énonciation du récit, mais aussi  en ce qui concerne l’énoncé.  La différence entre les biographies de gens « sans voix propre » et le type de récit que représente Récit d’un naufragé réside dans ce que les biographies n’ont pas pour but principal de présenter un cas singulier et unique, mais de rendre visible par l’écriture dans toute son authenticité une vie représentative d’une multitude d’existences parallèles, qui, normalement, n’auraient jamais suscité l’attention (et par là le sentiment) du grand public. Pour que ce type de document puisse atteindre son objectif, l’oralité de la narration autodiégétique du personnage biographié est d’une importance primordiale. On pourrait même dire que l’authenticité des circonstances et des faits de la vie du personnage biographié ne dépend pas tant de leur véracité, mais plutôt de l’effet d’oralité de la narration. Le récit de García Márquez, par contre, s’approche plutôt du genre littéraire de la nouvelle, puisqu’il raconte un fait singulier et unique dans le sens de la définition de la nouvelle donnée par Goethe dans une de ses conversations avec Eckermann12.  En effet, ce qui intéresse l’auteur de Récit d’un naufragé n’est pas la vie exemplaire d’un individu qui à la fois représente la vie de tout un groupe humain jusqu’alors méconnu, mais l’expérience  unique de quelqu’un, qui par la singularité de ce qu’il a vécu, au lieu de sa représentativité, attire l’attention du public.

Récit d’un naufragé, dont la traduction française de 1979 est de Claude Couffon, fut publié pour la première fois sous le nom de García Márquez en 1970 par la maison éditrice Tusquets de Barcelone13. Il s’agit d’un petit volume de 88 pages, à la typographie très serrée, qui s’ouvre sur une préface de l’auteur14. Dans cette préface García Márquez raconte les circonstances, dans lesquelles le récit naquit. Le 28 février 1955, c'est-à-dire il y’a cinquante ans, huit membres de l’équipage du destroyer colombien Caldas  –  un bateau de guerre  acheté à la marine américaine, qui avait déjà servi dans la Seconde Guerre Mondiale et duquel on disait qu’il avait coulé un sous-marin allemand  –  avaient disparu, victimes d’une tempête, dans la mer des Antilles pendant un voyage de retour à Carthagène-des-Indes  après de huit mois de réparations aux États-Unis dans les chantiers de Mobile, Alabama. Plus d’une semaine après, l’un d’eux, le marin Luis Alejandro Velasco, fut retrouvé vivant sur une plage de la côte colombienne pas loin de la frontière du Panama. Il avait survécu sans aliments et eau sur un radeau de sauvetage pendant dix jours. Velasco fut décoré et fêté comme un héros. Il prononça des discours patriotiques, raconta ses péripéties à la radio et se fit bécoter par les reines de beauté. Quand finalement il se présenta  pour offrir  aussi son histoire à la rédaction du quotidien El Espectador de Bogotá, dont à l’époque García Márquez était un des rédacteurs, elle ne présentait déjà plus aucun attrait de nouveauté :

L’histoire, racontée par bribes, avait traîné partout, elle était maintenant frelatée, et les lecteurs paraissaient bouder un héros qui louait ses services à la publicité des horlogers car sa montre n’avait jamais pris de retard durant la fameuse tempête, ou qui pérorait dans les annonces des marchands de chaussures car les siennes étaient si résistants qu’il n’avait pu les déchirer pour les manger, sans parler des interventions dans mille autres turlupinades de la consommation (p. 14)15.

Néanmoins, le rédacteur en chef du journal décida de présenter à nouveau l’histoire du marin survivant  à ses lecteurs et chargea García Márquez d’en élaborer le récit. Celui-ci, un peu contre son gré, comme il l’avouera plus de quarante ans plus tard dans ses mémoires16, se mit au travail, et dans vingt séances quotidiennes avec Velasco de six heures chacune, pendant lesquelles sans l’usage d’un magnétophone il prit des notes, García Márquez arriva à reconstruire l’histoire du naufrage, ou, mieux dit, à la bâtir, comme c’est la formule du texte de la version française de Claude Couffon17. Au cours des séances avec Velasco, il s’était avéré qu’à la différence de ce qu’on avait affirmé officiellement, ce n’était pas à cause d’une tempête que les huit hommes de l’équipage du Caldas avaient été passés par-dessus bord. Bien au contraire, il faisait plutôt beau quand par une brise très forte le navire fut subitement pris dans un coup de roulis et que les huit hommes, qui se trouvaient à la poupe, tombèrent à l’eau, victimes du basculement d’une cargaison mal arrimée sur le pont. L’information donnée par Velasco et confirmée depuis par les services météorologiques du pays impliquait une infraction grave aux règlements de la marine de guerre colombienne. En effet, il était strictement interdit de transporter des marchandises sur un bateau de guerre, d’autant plus qu’en ce cas précis il s’agissait d’objets de contrebande comme des réfrigérateurs, des appareils de télévision, des radiateurs électriques et des machines à laver. La cargaison interdite avait empêché le navire, déjà dangereusement incliné sur tribord à cause de la surcharge et du vent, de manœuvrer pour sauver les naufragés au moment du sinistre. Dans ces conditions,  « il était clair que le récit, comme le destroyer, transportait lui aussi, mal ficelée, une cargaison politique et morale » (p.16). Cette cargaison n’avait pas été prévue dans toute son ampleur, quand Velasco était venu offrir son histoire à El Espectador. C’était qu’à l’époque, la Colombie se trouvait « sous la dictature militaire et folklorique du général Gustavo Rojas Pinilla » (p.14), comme dit García Márquez,  et il était clair que la révélation des circonstances réelles de la mort de sept marins d’un destroyer de la marine de guerre à cause d’une cargaison de contrebande mal arrimée sur le pont, devrait provoquer une réaction très défavorable contre un régime dictatorial déjà largement impopulaire18.

La publication du récit devint un grand succès. Pour convaincre le lecteur de l’authenticité de l’histoire García Márquez avait décidé de la  faire raconter à la première personne sous la signature du naufragé. C’est ainsi que le public pouvait avoir l’impression qu’il assistait dans chaque livraison du quotidien à la narration de vive voix du marin Luis Alejandro Velasco. De plus,  il pouvait se convaincre à la fin, à l’aide d’un supplément du journal qui reproduisait encore une fois la totalité du récit, de la véracité des informations sur l’état du navire avant le sinistre, grâce à la publication de quelques photos prises par les hommes d’équipage pendant le voyage. C’est seulement à partir de l’édition de la maison Tusquets de 1970 que Récit d’un naufragé révéla le vrai nom de son auteur.

L’histoire de Récit d’un naufragé  se veut donc une histoire de faits. La manière de l’arranger, cependant, et de la faire relater renvoie aux techniques des récits de fiction. En effet, tant l’histoire racontée prétendument par Velasco, que la manière de la narrer s’approchent des caractéristiques de la fiction. Le problème, auquel García Márquez se voyait confronté, au-delà du fait que l’histoire de Velasco était déjà bien connue, était évidemment d’ordre artistique. Comment fallait-il organiser une histoire dont l’événement décisif se produit presque au début et qui sera suivi de dix jours monotones sur un radeau, dix jours qu’il fallait représenter dans toute leur  détresse et monotonie, sans ennuyer le lecteur ?  Une solution du problème, adoptée par l’auteur, consistait à doter chaque journée d’un événement dramatique différent, susceptible de maintenir en éveil l’intérêt du publique lisant. Pour la première journée et la nuit suivante, c’était le naufrage des huit marins et leur lutte désespérée pour la survie dans les vagues. Velasco, d’abord agrippé à une caisse de marchandise qui était passée par-dessus bord avec les autres objets de contrebande, et ensuite monté sur le radeau, voit quatre de ses camarades périr, après avoir vainement essayé de le rejoindre. Pour accentuer la véracité de l’histoire, García Márquez intègre un effet de réel dans son récit,  en faisant dire à Velasco, qu’il y avait, au fait, deux radeaux arrachés par la vague, qui avait emporté les marins (p. 39). Le deuxième radeau, cependant, disparut aussitôt après que Velasco l’avait aperçu, sans que les autres marins eussent pu l’atteindre. Ensuite, c’était l’attente chaque fois plus désespérée de secours, qui, néanmoins,  n’arrive pas. Il est curieux de noter que Velasco, après avoir vu disparaître les mâts du destroyer, ne pense pas aussitôt à la possibilité d’un retour du navire pour chercher les naufragés. La seule idée qu’il forme,  est qu’on ira à envoyer des avions ou des hélicoptères pour le sauver.  C’est seulement quand la nuit est tombée, qu’il commence à scruter l’horizon pour découvrir les feux de position d’un bateau naviguant à sa rencontre. Pour s’orienter, il cherche la Petite Ourse. Mais il a du mal à la trouver, perdue comme elle est «  dans un enchevêtrement compliqué d’étoiles » (p. 48).

Le deuxième jour, finalement, des avions apparaissent, dont un énorme hydravion du service des gardes-côtes de la Zone du Canal, lequel survole le radeau à basse altitude. Velasco se croit sauvé, mais quelques heures plus tard il commence à comprendre qu’on ne l’a pas repéré. À cinq heures de l’après-midi du même jour, subitement des requins surgissent. Ils maraudent autour du radeau jusqu’à la tombée de la nuit. Par la suite, ces requins reviendront chaque jour vers cinq heures pour l’accompagner. Dans la nuit et les nuit suivantes, Velasco croit voir sur son radeau un des ses compagnons, le matelot Manjarrès,  avec qui il échange quelques mots. Le troisième et quatrième jour, rien de spectaculaire ne se passe. Le radeau avance au gré du vent.  Velasco boit un peu d’eau salée, qui le rafraîchit. Il commence à graver avec la clef de son armoire à bord « sur un des montants [du radeau], une raie pour chaque jour, qui pass[e], en mentionnant la date » (p. 63).  À l’aube du cinquième jour, Manjarrès lui fait découvrir un bateau, qui avance lentement dans la direction du vent. Mais Velasco a beau ramer de toutes ses forces pour s’approcher de lui, le bateau  disparaît, sans qu’il l’atteigne.

Pourtant, sept mouettes, qui survolent le radeau ce même jour dans l’après-midi et dont il va tuer une sans réussir à la dévorer,  lui annoncent dans la valeur symbolique de leur nombre que la terre  ne peut plus être très loin. Mais avant de pouvoir l’atteindre, il doit encore pendant quatre longues journées se battre avec un requin pour un poisson, redresser au risque de se noyer le radeau, qui a chaviré,  et affronter la présence d’une énorme tortue jaune à la tête tigrée, à propos de laquelle il n’arrive pas à savoir s’il s’agit d’un animal vivant ou d’une hallucination. À l’aube de la dixième journée en mer, il devine la silhouette de quelques cocotiers. Tout d’abord, Velasco croit à un mirage, comme il en a vu tant d’autres auparavant, et il s’installe à nouveau dans son désir de mourir. Mais finalement, il se convainc de la réalité de ce qu’il voit et, en plongeant résolument dans l’eau, il commence à nager vers la côte. Dans l’ensemble des actions racontées, cette nage se présente comme un dernier moment de retardement, savamment orchestré dans l’écoulement des événements menant au sauvetage final. Le lecteur sait, que Velasco arrivera à la plage, mais il sait aussi que son épuisement extrême pourrait, en principe, causer encore une situation critique.  Finalement, après un dernier effort, Velasco commence à sentir le sable sous ses talons. En rampant, il arrive  à la terre. Peu après, une jeune femme va le trouver. Le reste de l’histoire se présente comme l’épode  du naufrage. Velasco est soigné dans la maison de gens simples mais extrêmement aimables, qui s’occupent de lui. Dans la nuit suivante, on le transporte en hamac au prochain village et peu après à une petite ville, où un médecin l’examine, avant qu’il ne puisse partir en avionnette à Carthagène.

S’il est donc ainsi que la représentation narrative des expériences vécues, quelque vraies qu’elles soient,  demande d’une organisation artistique susceptible d’exprimer et de varier à la fois l`écoulement souvent monotone des événements comme dans le cas de Récit d’un naufragé ou  des autobiographies de témoignage « de ceux qui n’écrivent pas », elle a aussi besoin d’une introduction, qui mène le lecteur sans détours à ce qui va arriver. Chez García Márquez la place de cette introduction est occupée par le récit des derniers jours de l’équipage du Caldas à Mobile ainsi que le témoignage de la traversée en mer jusqu’à l’événement du sinistre. Ce qui frappe dans cette introduction, c’est la surdétermination sémantique que reçoivent quelques événements représentés. Je n’entends pas par là la mention de la surcharge du navire et du vent furieux dans la Mer des Antilles, qui seront la cause immédiate du naufrage des huit marins. Je pense, au contraire, à la visite à Mobile d’une projection du film Ouragan su le Caine [en version originale The Caine Mutiny d’Edward Dmytryk, tourné en 1954], dans lequel on voit un dragueur de mines américain saisi par une tempête, dans laquelle il faillit couler. Velasco, fort ébranlé et en même temps dupe de la fiction, prend ce film comme un mauvais présage et décide, une fois rentré à Carthagène, de renoncer à la marine. C’est ainsi que Récit d’un naufragé se voit doté dès le début d’un événement ouvertement symbolique, que d’habitude on trouve  dans des récits de fiction. Par rapport à l’authenticité du vécu, on peut se demander d’ailleurs s’il est crédible qu’un marin prenne la décision d’abandonner sa profession après avoir vu un film, qui montre un bateau de guerre dans un ouragan fictif dans la Mer Jaune, duquel, par-dessus le marché, il va sortir intact ? Il est permis d’en douter, d’autant plus qu’il paraît plutôt normal pour la vie d’un marin de se trouver de temps en temps dans une mer extrêmement agitée. On sait bien que c’était précisément l’orgueil des marins, qui jadis contournaient le cap Horn, d’avoir toujours dû le faire dans des conditions de tempête.  Mais quoi qu’il en soit,  Récit d’un naufragé, en ce qui concerne ce point, se termine quand même sur une note ironique, puisque vers la fin García Márquez fait dire Velasco, qu’il va rester après tout à la Marine, où on vient de l’élever au grade d’aspirant. Cette ironie se voit encore intensifiée, si on rattache cette remarque à la préface Histoire de cette histoire, mise en tête du livre. Dans ce paratexte postérieur, l’auteur dit que Luis Alejandro Velasco fut contraint d’abandonner la Marine, après avoir refusé de nier les détails compromettants de son récit publié par El Espectador.

De son récit ? Revenons encore une fois à ce point ! Le propre de la narration fictionnelle à la première personne réside, comme on le sait, en ce qu’il n’y a pas seulement deux présences simultanées dans la voix du narrateur autodiégétique, à savoir, celle du moi narrant et celle du moi narré, mais que, de plus, il se fait sentir en cette voix à la fois une co-présence du moi racontant qui se raconte, et de l’auteur qui fait raconter, peu importe si l’on voit en celui-ci l’auteur implicite en tant qu’instance intratextuelle ou l’auteur tout court. En effet, à l’intérieur de l’univers diégétique d’un texte narratif fictionnel à la première personne, c’est le narrateur qui relate ce qui lui est arrivé, le plus souvent depuis une situation d’énonciation postérieure. Mais en même temps, c’est l’auteur qui lui fait dire, comme dans n’importe quel autre type de fiction narrative, ce qu’il va raconter au long du récit.  Le phénomène de la double voix du narrateur est donc un trait caractéristique de la fiction narrative qui se produit également dans le récit d’une histoire de faits, quand celle-ci est racontée d’une manière fictionnelle. La différence, cependant, qui existe entre les deux type de récits est que la voix autodiégetique d’un récit de faits renvoie toujours, en plus de l’auteur,  à un individu narrant non seulement renfermé dans le texte, mais réel et vérifiable à l’extérieur de l’univers diégétique.

Cependant, c’est toujours l’auteur qui mène la danse.  Nous avons vu comment dans Récit d’un naufragé l’arrangement des événements que Velasco vit avant le sinistre et puis après sur le radeau jusqu’à son sauvetage,  répond à l’intervention de l’auteur sur la matière brute de la relation des faits. C’est Velasco qui rapporte ce qu’il a vécu, mais c’est García Márquez qui lui donne sa forme et son expression. C’est particulièrement vrai aussi pour la technique du maintien du suspense dans le récit d’une histoire qui est déjà connue comme celle du naufrage des huit marins du Caldas.  Dans la publication originale d’El Espectador de Bogotá,  Récit d’un naufragé est divisé en quatorze chapitres qui correspondaient aux quatorze livraisons du journal.  Chaque chapitre est subdivisé à son tour en trois parties, à l’exception du premier chapitre, qui n’en compte que deux, et du quatrième et du cinquième, qui en comprennent quatre. La dernière partie de chaque chapitre se termine sur la narration d’un événement ou d’une observation susceptibles d’intéresser le lecteur à ce qui va suivre. Un bel exemple de cette technique se trouve à la fin du huitième chapitre, où est racontée la lutte de Velasco avec le requin pour le poisson :

Le requin avait emporté ma prise. Fou de rage et de désespoir, j’empoignai alors une rame et lui en assenai un coup terrible sur la tête quand il repassa contre le radeau. Il fit un bond, se retourna furieux et d’un seul coup de dents, rapide et brutal, cassa et avala la moitié de la rame (p.86).

Qu’est-ce qui va arriver ensuite ?  Pour le moment, le lecteur doit rester sur sa soif. Mais implicitement, il est prié d’attendre la prochaine livraison du journal pour apprendre la fin de l’histoire. García Marquez a conservé cette technique du maintien de suspense dans la publication en livre de son Récit d’un naufragé, bien qu’il ne se trouvât plus dans la situation de devoir maintenir l’intérêt d’un public de lecteurs de journal, qui connaissait déjà la fin de l’histoire.

Un autre point qui rapproche Récit d’un naufragé des œuvres de fiction est l’usage de la focalisation interne. Bien qu’il soit vrai qu’on la trouve aussi dans la narration factuelle, elle est néanmoins le signe caractéristique d’un processus de fictionalisation.  Dans Récit d’un naufragé la focalisation interne est liée à la représentation des moments les plus critiques des événements vécus par Velasco. Grâce à elle,  le lecteur assiste, comme pour l’instant d’un éclair, à ce qui  passe par la tête du naufragé : l’exemple qui suit est pris du récit du moment immédiatement après que Velasco, tombé à l’eau, a entendu le cri de l’un de ses camarades :

Je crus me réveiller d’un sommeil profond qui aurait duré une minute. Je me rendis compte que je n’étais pas seul sur la mer. À quelques mètres de là, mes compagnons se hélaient, en barbotant à la surface. Je réfléchis. Nager ? Mais dans quelle direction ? Je savais que nous étions à presque deux cents milles de Carthagène, mais j’avais perdu le sens de l’orientation. Pourtant, je n’avais pas peur. Non, pas encore. Un moment, je pensai que je pourrais rester agrippé indéfiniment à la caisse, en attendant l’arrivée des secours. J’étais rassuré à l’idée qu’autour de moi d’autres marins partageaient ma situation. C’est alors que je vis le radeau (p. 39).

« Je réfléchis » dit le narrateur autodiégétique. Le contenu de cette réflexion extrêmement courte est rendu en style indirect libre: « Nager ?  Mais dans quelle direction ? » (ibid.). Il est évident que la brièveté de ce que dit le narrateur correspond à la rapidité de la réflexion au moment où elle se produit.  Immédiatement après, le narrateur retourne au récit distancié des événements racontés : « Je savais que nous étions à presque deux cents milles de Carthagène, mais j’avais perdu le sens de l’orientation. Pourtant, je n’avais pas peur. Non, pas encore » (ibid.). Cette dernière remarque, qui rend palpable le moi-ici-maintenant du narrateur, a une valeur proleptique. Le « non, pas encore » veut dire que Velasco, au contraire, en aura plus tard, quand il se trouvera définitivement seul sur la mer.

En termes de vitesse narrative, la scène, dans laquelle Velasco tombe à la mer et voit quatre de ses camarades se noyer, comprend trois pages et demies dans la version originale de 1970 et à peu près cinq pages dans la  traduction française. Par rapport à la totalité du temps raconté, elle signifie un ralentissement notable dans la narration des événements vécus. On peut dire que dans la mesure où pour des raisons de dramaturgie narrative les événements racontés dans Récit d’un naufragé sont mis en relief, la vitesse de la narration diminue. Il est clair que cela aussi représente un trait caractéristique, bien que non exclusif, de la narration fictionnelle, qu’on retrouvera probablement aussi dans les autobiographies de narration  fictionnelle.

Récit d’un naufragé se distingue, par contre, des témoignages autobiographiques par sa proximité du genre littéraire de la nouvelle. D’autre part, il coïncide avec le témoignage dans la narration fictionnelle d’une histoire de faits. Dans un article sur Moi, Rigoberta Menchútémoignage d’une jeune indienne guatémaltèque, dont le protagoniste dix années après la publication du livre recevrait le prix Nobel de la paix pour ses activités en faveur des Indiens et du processus de paix en Amérique centrale, l’historienne Annick Lempérière a maintenu qu’un témoignage a pour but,  « généralement sans recourir à l’esthétisation propre à la littérature, d’obtenir un résultat utile à une cause qui touche d’une manière ou d’une autre au bien public, en provoquant chez le récepteur une réflexion, ou bien un sentiment de sympathie ou d’indignation, ou quelque autre qui, au sens strict le ‘remue’ : qui le transforme ou qui le détermine à l’action […] »19.  Si grosso modo on peut être d’accord sur la définition de la finalité du témoignage de Rigoberta Menchú, que propose l’auteur, sans tomber pour autant dans l’erreur de voir dans le livre une différence fondamentale par rapport aux autobiographies de témoignage antérieures, il est permis de mettre en doute que cette finalité se conçoive « généralement  sans recourir à l’esthétisation propre à la littérature ».  Récit d’un naufragé de García Márquez, au moins, montre que le but de son témoignage est largement poursuivi au moyen d’une esthétisation, qui rapproche l’histoire de faits aux procédés de la fiction. Que cela soit vrai, à quelques exceptions près, pour l’ensemble des histoires de faits à la narration fictionnelle, y compris les récits des gens « sans voix propre », c’est là mon hypothèse20.

 

 

1 Wolfgang Hildesheimer, Sir Andrew Marbot. Paris: Stock 1984.

2 Dorrit Cohn, „Briser le code de la biographie fictionnelle: Sir Andrew Marbot de Wolfgang Hildesheimer“, dans D.C., Le propre de la fiction. Paris : Seuil 2001, p. 125-147 ; Jean Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris : Seuil 1999, p. 133-145.

3 Wolfgang Hildesheimer, Marbot. Eine Biographie. Francfort: Suhrkamp 1981.

4 Id., Mozart. Francfort: Suhrkamp 1977.

5 Hildesheimer lui-même parle des intentions de son livre et des difficultés de sa rédaction dans « Arbeitsprotokolle des Verfahrens Marbot » et « Schopenhauer und Marbot », voir W.H., Das Ende der Fiktionen. Francfort : Suhrkamp 1984, p. 139-150 et 151-168.

6 Frank Zipfel, Fiktion, Fiktivität, Fiktionalität. Analysen zur Fiktion in der Literatur und zum Fiktionsbegriff in der Literaturwissenschaft. Berlin: Erich Schmidt 2001, p. 145. La biographie feinte du peintre Jusep Torres Campalans, compagnon de Picasso à l’époque de la gestation du cubisme, a été réimprimée il n’y a pas longtemps, voir Max Aub, Jusep Torres Campalans. Barcelona : Destino 1999.

7 Voir Philippe Lejeune, « L’autobiographie de ceux qui n’écrivent pas », dans Ph. L.ejeune, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris : Seuil 1980, p. 229-316.

8 Voir Oscar Lewis, The children of Sanchez: autobiography of a Mexican family. New York: Random 1961; version française: Les Enfants de Sanchez, auobiographie d’une famille mexicaine. Paris: Gallimard, coll. « Témoins », 1963. Le débat politique autour de la notion de « culture de la pauvreté » a été examiné dans une thèse de maîtrise par Rosemarie Oesselmann, Die Auseinandersetzung um den Begriff « Kultur der Armut ». Université de Hambourg : Institut d’Ethnologie 1994.

9 Une des collections, qui publiaient ces récits de vies à la première personne, était la collection « Terre humaine », fondée par Jean Malaurie en 1955. Pierre Aurégan, Des récits et des hommes : « Terre Humaine » : un autre regard sur les sciences de l’homme. Paris : Nathan 2004, en a écrit l’histoire et dressé un bilan.

10 Voir Ricardo Pozas, Juan Pérez Jolote, biografía de un tzotzil. México: Fondo de Cultura Económica 1952; version française: Juan Perez Jolote – Tzotzil. Récit de la vie d’un Indien mexicain recueilli par Ricardo Pozas. Paris : Maspero, coll. « Découverte », 1973.

11 Voir Miguel Barnet, Biografía de un cimarrón. La Habana: Instituto de Etnología y Folklore 1966; version française: Esclave à Cuba: Biographie d’un « cimarron »  du colonialisme à l’indépendance. Paris : Gallimard 1967.

12 Voir Johann Wolfgang v. Goethe, Sämtliche Werke, ed. Chr. Michel, vol. II, 12. Francfort: Deutscher Klassiker Verlag 1999, p. 221.

13 Voir Gabriel García Márquez, Relato de un náufrago. Barcelona: Tusquets 1970; version française: Recit d’un naufragé : Traduit de l’espagnol par Claude Couffon. Paris: Bernard Grasset 1979.

14 Voir Gabriel García Márquez, « la historia de esta historia », dans Relato de un náufrago, p. 7-10; version française: « Histoire de cette histoire », dans Récit d’un naufragé, p. 13-18.

15 Je cite le texte de García Márquez d’après l’édition Paris: Grasset 2003, en indiquant la page de la citation.

16 Voir Gabriel García Márquez, Vivir para contarla. Barcelona: Mondadori 2002, p. 564.

17 « [...] nous réussîmes à bâtir le dense et véridique récit de ses dix jours de naufragé », p. 15.

18 Gustavo Rojas Pinilla (1900-1975), président colombien de 1953 à 1957, arriva au pouvoir par un coup d’État largement applaudi par la population. Il dut démissionner quatre années plus tard, forcé par l’armée, qui l’avait porté à la présidence.

19 Voir Annick Lempérière, « Moi, Rigoberta Menchú. Témoignage d’une Indienne internationale », dans Communications 71 (2001, p. 395-434, p. 400.

20 Pierre Aurégan, op. cit. reconnaît à plusieurs reprises l’effet de l’esthétisation des récits de vie, dû à l’intervention rédactionnelle de l’enquêteur ou tout simplement de quelqu’un qui s’occupe de la version écrite du récit oral ; voir aussi Philippe Lejeune, op. cit. p. 290 s. À la suite de la publication de Moi, Rigoberta Menchú. Une vie et une voix, la révolution au Guatemala. Paris : Gallimard, coll. « Témoins », 1983, il s’engagea une vive polémique sur l’intention et l’authenticité de l’histoire de Rigoberta, dans laquelle participa aussi Elizabeth Burgos, à l’origine l’auteur à part entière de la version écrite du récit de l’indienne guatémaltèque, voir Mario Roberto Morales (ed.), Stoll-Menchú : La invención de la memoria. Guatemala: Ed. Consucultura 2001, et Arturo Arias, The Rigoberta Menchú controversy. Minneapolis: University of Minnesota Press 2001.

 

 

 

Design downloaded from free website templates.