Actualité(s) de Stanley Fish

 

Frank Wagner
Université de Haute Bretagne – Rennes 2 

Trans-Atlantique

Il aura fallu attendre près de 30 ans pour qu’une partie des travaux de Stanley Fish, l’un des plus « scandaleux » théoriciens de la littérature américains, traverse l’Atlantique, à la faveur d’une série de traductions : le n° 155 de la revue Poétique propose une version française d’une étude de 1970, « L’épreuve de la littérature. Une stylistique affective »1 ; « Comment reconnaître un poème quand on en voit un » peut être consulté sur le site de théorie littéraire Vox-Poetica2 ; et ce texte avait été antérieurement repris dans un volume paru en 2007, sous le titre de Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives3, aux côtés de trois autres textes de conférences, et d’une postface autographe inédite.

Les lecteurs strictement francophones sont hélas accoutumés à ces parfois interminables délais, et n’ont guère d’autre choix que de s’en accommoder. Mais, à plus d’un titre, en l’occurrence, à quelque chose malheur est bon : tout d’abord parce que cette longue attente forcée permet d’évaluer la capacité des travaux de Stanley Fish de résister au passage du temps, quand tant de théories se périment à plus ou moins brève échéance. Ensuite parce que ce délai nous offre la possibilité de confronter l’original - notion problématique dans le cas de Fish ; nous y reviendrons - à la présentation critique qui en a dans l’intervalle été établie par certains de ses détracteurs, en particulier, dans le champ francophone, par Antoine Compagnon4. Dans le cadre historique ainsi esquissé à grands traits, mon propos sera triple : rectifier l’image de la pensée de Fish en confrontant les paroles de seconde main qu’ont suscitées ses travaux aux « originaux », discuter certains points théoriques cruciaux comme la question de la place laissée ou non à la liberté du lecteur par la notion centrale de « communautés interprétatives », interroger les apports potentiels de cette parole dépragmatisée dans le contexte intellectuel contemporain.

Que sont les thèses de Stanley Fish et pourquoi en disent-ils tant de mal ?

Même si elles semblent sises aux antipodes de celles de Fish, les hypothèses de Maurice Couturier me serviront ici de point de départ commode. Pour mémoire, dans La Figure de l’auteur5, il estime que toute lecture est en partie préconditionnée par une « image » de l’auteur, que nous construisons sur la base d’éléments multiples, aussi bien épi- que péritextuels. Qu’on m’autorise un aveu, ou plutôt sa réitération : c’est bien ainsi que j’ai abordé les écrits (traduits) de Fish, m’attendant à y retrouver pour le moins à quelque degré les éléments qui lui avaient valu une si sulfureuse réputation - Antoine Compagnon, dans son Démon de la théorie, allant tout de même jusqu’à parler à son propos de « relativisme dogmatique »6, faisant ainsi chorus sur la condamnation sans appel formulée en leur temps par Meyer Abrams7 et E. D. Hirsch8. Or force m’est de reconnaître que ces accusations m’ont en grande partie paru porter à faux à partir du moment où la lecture de Fish m’est devenue possible - étant entendu que je ne m’attarde ainsi à l’évocation de mon itinéraire personnel que dans la mesure où je le crois potentiellement représentatif de celui que peuvent parcourir les autres lecteurs purement francophones.

Peut-être ce décalage découlait-il de l’ordre contingent dans lequel s’étaient enchaînées mes lectures ? En effet, la première étude que j’ai lue, « L’épreuve de la littérature », datant de 1970, peut passer sinon pour un texte de jeunesse, du moins pour une étape de la pensée de Fish, celle de la tentation d’une « stylistique affective ». Il s’agit là pour l’essentiel d’une tentative pour réfuter les accusations portées antérieurement  par des « New Critics » comme Wimsatt et Beardsley9 contre les dangers de l’illusion affective (« affective fallacy »). Prenant le contre-pied de cette position, Fish donne de nombreux exemples de la façon dont le lecteur peut répondre, avec précision et rigueur, aux structures (notamment syntaxiques) des textes - jetant ainsi les bases de ce que les anglo-saxons nomment « reader-response theory ». Sans doute une telle approche, en raison de son apparent anti-intentionnalisme, rompt-elle en visière avec un large pan de la tradition théorique et critique antérieure ; sans doute se démarque-t-elle également des approches strictement textualistes, puisqu’elle présente la signification comme un événement advenant au point de rencontre du texte et de la conscience lectrice ; mais son relativisme - si relativisme il y a - est nuancé et mesuré ; et l’approche ainsi présentée se situe aux antipodes du dogmatisme, comme en témoignent ses points de tangence avec la pensée pragmatiste : l’idée d’une méthode qui n’en est pas vraiment une (p. 374), et l’insistance sur la dimension empirique des opérations de construction sémantique (idem).

Aussi, malgré de nombreux points de désaccord, n’est-ce pas à ce Fish « première manière », mais à celui de Is there a text in this class ? (1980) que s’en prennent avec virulence ses détracteurs. Au vu des extraits désormais disponibles en français, leurs critiques sont-elles fondées ? Certes, la pensée de Fish connaît là un incontestable tournant, puisque la dualité du texte et de la conscience lectrice y est récusée, mais à le lire, le « lecteur averti » de l’aura sulfureuse de cette pensée risque fort d’être surpris de l’insistance avec laquelle le présumé chantre du relativisme absolu désamorce de façon systématique les extrapolations relativistes qui pourraient se développer à partir des prémisses qu’il expose. Simple artifice rhétorique, à verser au compte d’une version moderne de la sophistique ? Pour en juger, il est nécessaire de retracer dans ses grandes lignes la réflexion de Fish.

« Comment reconnaître un poème quand on en voit un »

 Le point nodal des textes réunis dans l’édition française (Quand lire c’est faire) réside dans le récit d’une expérience pédagogique présentée sous les aspects d’une fable théorique : Fish raconte qu’assurant successivement, dans la même salle, un cours sur les rapports de la critique littéraire et de la linguistique, puis un cours sur la poésie religieuse du 17ème siècle, il indiqua au tableau à la fin de la première séance un sujet de devoir consistant en une liste de noms de linguistes, ainsi présentée :

Jacobs-Rosenbaum
Levin
Thorne
Hayes
Ohman (?)10


Ne l’ayant pas effacée au moment où prirent place dans la salle les étudiants du second cours, mais encadrée et assortie d’une imaginaire indication de pagination11, Fish présenta ce « texte » comme un poème religieux du 17ème siècle, similaire à ceux qu’ils avaient étudiés durant le semestre, et les enjoignit de l’interpréter. Ce qu’ils accomplirent sans difficultés, mobilisant avec virtuosité les ressources du déchiffrement allégorique. L’histoire ne dit pas si le Professeur Fish dissipa in fine « l’erreur » de ses étudiants - ce qui aurait risqué de ravaler son initiative au rang de simple mystification. Mais est-il pertinent de parler ici d’erreur ? Non, et telle est bien la morale de la fable. Selon Fish, il n’y a pas lieu de souscrire à une antécédence du texte (en l’occurrence la liste de noms propres consignée au tableau) par rapport à son « actualisation » par la conscience des récepteurs - position littéralement paradoxale, qu’il expose à la faveur d’une de ces « formules-chocs » dont il est coutumier :

« La compétence de lecture est généralement conçue comme une capacité à discerner ce qui est là, mais si l’exemple de mes étudiants peut être généralisé, c’est une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là. L’interprétation n’est pas l’art d’analyser (construing) mais l’art de construire (constructing). Les interprètes ne décodent pas les poèmes : ils les font (they make them). » (p. 62)

Qu’on ne s’y trompe pas, la formule hypothétique incise n’est qu’une concession rhétorique toute provisoire, et Fish affirmera avec force que l’exemple en cause est parfaitement généralisable. Les présupposés de cette hypothèse radicalement contre-intuitive, présentés sous une forme assertive comme ses implications, semblent clairs : la postériorité de l’interprétation par rapport au déchiffrement est récusée, dans le même temps qu’est liquidée comme non pertinente l’habituelle dichotomie du texte et de la conscience lectrice. Le texte est bien plutôt ce que le lecteur fait.

Si le raisonnement avait atteint son terme, on voit bien en quoi les accusations de relativisme portées à l’encontre de Fish apparaîtraient fondées : si, pas plus que l’intention d’auteur, apparemment congédiée, les hypothétiques propriétés intrinsèques du texte ne viennent garantir son sens, et si tout se joue dans la performance interprétative du lecteur, alors ce dernier jouit d’une liberté démesurée car absolue, et les différences idiosyncrasiques entre les lecteurs risquent de faire de l’interprétation une activité totalement irrégulée donc anarchique. Faute d’un quelconque garde-fou contraignant le geste herméneutique, la lecture est alors vouée à un fonctionnement en roue libre, de sorte que toutes les interprétations se vaudront puisqu’il n’existe plus de norme objective susceptible de les départager. Telles semblent à peu près les craintes d’Abrams et de Hirsch.

Le problème, comme l’a bien montré Antoine Compagnon, est que Fish se situe en fait très exactement aux antipodes d’une célébration de l’absolue liberté du lecteur, dont il démontre au contraire avec insistance que l’activité est préconditionnée par un ensemble de contraintes intériorisées. Les accusations de relativisme et/ou de solipsisme devraient donc tomber d’elles-mêmes, puisque Fish n’a de cesse d’affirmer que l’ego non contraint (« the unconstrained self », p. 73 et passim) est une impossibilité, « car l’ego n’existe pas en dehors des catégories de pensée conventionnelles et communautaires qui habilitent ses opérations (penser, voir, lire) » (p. 73). D’où la conclusion suivante : « […] si l’ego est conçu, non comme une entité indépendante mais comme une construction sociale dont les opérations sont limitées par les systèmes d’intelligibilité qui l’informent, alors les significations qu’il confère au texte ne sont pas les siennes mais trouvent leur source dans la (ou les) communauté(s) interprétative(s) sur laquelle (ou lesquelles) il repose. » (p. 74). A la lecture de tels passages, on peine à croire que quiconque ait pu présenter Fish comme l’apôtre du relativisme absolu. Relativiste, sa pensée peut peut-être le paraître dans la mesure où elle s’émancipe des garde-fous (intention auctoriale, propriétés textuelles) d’ordinaire dressés contre l’anarchie interprétative, mais elle leur substitue une barrière beaucoup plus contraignante encore sous la forme de la communauté interprétative. Quant à voir en Stanley Fish le chantre de l’incommunicabilité, cela confinerait à l’absurdité, car entre les membres d’une même communauté interprétative, « l’accord est assuré » (p. 76). A rebours de la vulgate théorique, si les thèses de Fish prêtent le flanc à la critique, ce n’est donc pas en raison de leur hypothétique et infondé relativisme anarchisant et libertaire, mais au contraire à cause de leur dimension déterministe, que l’on peut juger excessive.

Si, au début de cet exposé, les thèses défendues dans « Comment reconnaître un poème quand on en voit un » ont été présentées comme le « point nodal » de Quand lire c’est faire, il n’en reste pas moins qu’elles ont été préparées dans « Y a-t-il un texte dans ce cours ? », et sont prolongées dans « Démonstration vs. Persuasion : deux modèles d’activité critique », qui en exposent respectivement les tenants et les aboutissants. Présenter synthétiquement les « enseignements » de ces deux autres études devrait donc permettre de donner une image plus complète de l’itinéraire intellectuel parcouru par Stanley Fish.

« Y a-t-il un texte dans ce cours ? »

Le titre du premier de ces deux articles est présenté comme la reprise littérale d’une question posée, en début de semestre, par une étudiante de la Johns Hopkins University à l’un de ses enseignants. S’entendant répondre « Oui ; c’est The Norton Anthology of Literature », elle dut reformuler sa question comme suit : « Non, non […] je veux dire, dans ce cours, est-ce qu’on croit aux poèmes et à tout ça, ou est-ce qu’il n’y a que nous ? » - ce qui permit au professeur interrogé de reconnaître dans sa questionneuse « une des victimes de Fish »12. Pour l’essentiel, le commentaire qu’il produit de cette anecdote semble destiné à permettre à Fish de préparer le terrain pour la démonstration à laquelle il se livre dans sa conférence suivante, « Comment reconnaître un poème quand on en voit un », que je viens d’évoquer. En l’occurrence, le rapport aux problèmes que pose l’interprétation du texte littéraire semble plus ténu ou plus lointain car, si le collègue de Fish est bien confronté à un énoncé verbal, celui-ci intervient dans le cadre d’une communication orale tenue en contexte « mondain ». Cela précisé, l’anecdote n’en permet pas moins à Fish de démontrer qu’un tel énoncé possède au moins deux significations littérales (les deux acceptions successives prêtées à la question de l’étudiante), auxquelles il en adjoindra d’ailleurs une troisième13. Bref, l’exemple démontre l’absence de signification objective a priori, fixée par les seules relations entre les mots dans un système linguistique normatif, ce qui incite à conclure à l’instabilité du texte. On comprend que l’exemple ne paraît inadéquat qu’à qui raisonne d’après les catégories usuelles d’appréhension du phénomène littéraire, où le texte est présumé pourvu de propriétés intrinsèques. Dans la mesure où Fish désire précisément récuser cette hypothèse essentialiste, il peut indifféremment fonder sa démonstration sur une liste manuscrite (Jacobs-Rosenbaum, Levin, etc.), un énoncé oral (« Y a-t-il un texte dans ce cours ? »), ou même une conduite muette mais nullement asémantique (la main levée d’un étudiant pendant la prise de parole de son enseignant) - et le fait.

C’est précisément pour ces raisons que « Y a-t-il un texte dans ce cours ? » est principalement centré sur le contexte d’émission de l’énoncé. Or le milieu universitaire dans lequel advient l’échange entre l’étudiante et son enseignant offre à Fish un cadre privilégié pour sa démonstration, dans la mesure où ce microcosme14 est étroitement codifié et par là même propice à l’intériorisation de nombreuses contraintes qui finissent par paraître « naturelles » à ses indigènes.

Dès cette première conférence, la notion fondamentale de « communautés interprétatives » est donc posée, et permet à Fish de démontrer que l’affirmation de l’instabilité du texte et de l’absence de significations objectivement déterminées ne nous voue nullement ni au solipsisme, ni au relativisme, ni à l’incommunicabilité. Ce dernier point fait d’ailleurs l’objet d’une spécification, puisque Fish donne précisément (p. 42 sq.) un exemple de la façon dont la communication est assurée par des mécanismes de réajustement interprétatif, qui correspondent à une forme de régulation homéostatique du système : « […] l’introduction de nouvelles ou l’élargissement d’anciennes catégories pour inclure des données nouvelles doivent toujours venir de l’extérieur ou de ce qui est perçu, pour un temps, comme l’extérieur. » (p. 43) ; ce qui permet d’affirmer qu’un énoncé n’est jamais illisible, puisque soit sa signification est immédiatement claire pour ceux qui le perçoivent à la lumière d’une même structure de présupposés, soit elle peut être clarifiée au fil du temps, dès lors que les conditions nécessaires au partage desdits présupposés sont graduellement mises en place. Ainsi présentée, la thèse de Fish, pour contre-intuitive et paradoxale qu’elle demeure, semble donc beaucoup moins inquiétante qu’ont bien voulu l’affirmer ses détracteurs - du moins si l’on juge recevable la contre-argumentation qui est de la sorte déployée.

« Démonstration vs. Persuasion : deux modèles d’activité critique »

Par-delà l’affinement et le développement de ces positions dans « Comment reconnaître un poème quand on en voit un », dont il a déjà été question, cette capacité du locuteur de susciter l’adhésion de qui l’écoute ou le lit se trouve précisément au cœur de la troisième conférence, « Démonstration vs. Persuasion : deux modèles d’activité critique », dont le titre programmatique dit avec clarté le propos. Cette fois, il est principalement question des implications, non seulement épistémologiques, mais aussi dans une certaine mesure méthodologiques, de l’hypothèse d’une autorité dévolue aux communautés interprétatives.

Dans un premier temps, Fish renchérit sur les positions antérieurement exposées dans les deux premières conférences. Il commence une nouvelle fois par désamorcer les craintes que sa position n’induise un exercice irresponsable et incontrôlé de l’interprétation, en insistant sur le caractère non pas périphérique mais central de cette activité, qu’il définit en outre comme une « structure de contraintes », pourvue de son propre « règlement intérieur » intégrant une liste d’activités prescrites et proscrites (p. 79). Ce qui le conduit dans un deuxième temps à expliquer comment, au sein d’un système interprétatif donné, interprétations « acceptables » et « excentriques » sont somme toute aussi conventionnelles les unes que les autres, puisqu’elles reposent sur le même ensemble de présupposés « communautaires » - de sorte qu’« il n’y a jamais de rupture dans les pratiques de la critique littéraire » (p. 81).

L’hypothèse est évidemment dérangeante, dans la mesure où, niant l’existence d’un critère normatif d’exactitude propre aux textes, elle paraît impliquer que nous nous trouvons dans l’incapacité de hiérarchiser la pertinence des interprétations - ce qui, par exemple en contexte pédagogique, serait non seulement « dérangeant », mais tout bonnement désastreux. C’est en l’occurrence la question de la force de conviction avec laquelle le locuteur peut ou non défendre l’interprétation qu’il propose qui se pose dans toute son acuité, de sorte que le spectre du relativisme fait ici nécessairement retour. La réponse de Fish à cette objection qu’il a lui-même formulée est qu’il est tout simplement impossible, stricto sensu, d’être relativiste ou sceptique, car nos croyances et présupposés actuels ont toujours pour nous « plus d’autorité […] que les croyances et présupposés d’autrui ou [que] les croyances et présupposés qui furent les nôtres dans le passé. » (p. 86). Cette nécessaire adhésion15 de l’interprète aux croyances et présupposés qui fondent son interprétation constitue la pierre de touche du raisonnement à l’œuvre dans cette troisième conférence, dans la mesure où c’est cette notion qui permet de discriminer les deux approches critiques évoquées dans le titre. En effet, les tenants de la stabilité du texte et des significations déterminées qu’il s’agirait de dévoiler a posteriori à la faveur d’opérations de « décodage » (« New Critics », et plus largement structuralistes) souscrivent au modèle scientifique de la démonstration - la validité de l’interprétation pouvant être entérinée ou non par la réalité objective des faits textuels dont elle prétend rendre compte. A contrario, le modèle défendu par Fish relève de la persuasion. Dans ses propres termes, il s’agit de « persuader les autres de croire en nos croyances, car s’ils croient ce que nous croyons, en conséquence de ces croyances ils verront ce que nous voyons ; et les faits que nous désignons pour soutenir nos interprétations seront aussi évidents pour eux qu’ils le sont pour nous. » (p. 92). En d’autres termes, l’opposition concerne une activité critique régie par un objet autonome (démonstration) versus une activité critique constitutive de son objet (persuasion). La première posture peut autoriser une vision en quelque sorte « téléologique » de l’activité critique, qui irait de progrès en progrès jusqu’à une saisie optimale des propriétés essentielles de son texte-support, au lieu que la seconde ne peut muter que par substitution d’un nouveau point de vue à celui qui l’avait précédé : l’impression de progrès ne résidant cette fois que dans la fermeté inévitable avec laquelle nous croyons ce que nous croyons.

Cette distinction décisive entre les deux modèles d’activité critique une fois établie, Fish s’attarde à l’évocation des implications du modèle persuasif qu’il défend avec vigueur. Après avoir minimisé les pertes qu’engendrerait ce modèle, puisque l’herméneute dispose toujours « des textes, des standards, des normes, des critères de jugement » (p. 95) disponibles dans le modèle démonstratif, mais sous une forme différente, il insiste sur les enjeux beaucoup plus élevés qu’occasionne ce « changement de paradigme ». En effet, la responsabilité du critique y est considérablement accrue, puisqu’il contribue directement à la production des objets sur lesquels il travaille - ce qui l’engage à un degré supérieur.

Dans le cadre de la défense et illustration des mérites du modèle persuasif qu’est aussi « Démonstration vs. Persuasion », doit alors être abordé un dernier point que l’on peut juger épineux : celui du bénéfice pratique, empirique, bref analytique que le critique littéraire peut escompter de la répudiation du modèle démonstratif en faveur du modèle persuasif. Quelles peuvent donc en être les répercussions concrètes ? La réponse de Fish a le mérite de la clarté : « absolument aucune » (p. 99). Il affirme ainsi que la position qu’il a exposée n’est pas une position sur laquelle nous pouvons vivre, mais une position avec laquelle nous vivons tous, volens nolens - en raison du caractère fluctuant de nos convictions et des pratiques qu’elles informent. Il s’agit là d’une question d’échelle : présentées comme valides sur un plan métacritique, ces spéculations théoriques ne sont pas reconductibles, au sens de « applicables » à notre pratique empirique de critique(s) littéraire(s), dans la mesure où, dans ce domaine d’activités, occuper une position d’extériorité par rapport à nos propres présupposés et croyances serait impossible - ce qui vaut pour Fish lui-même. Quant à la probable déception que risque de susciter cette conclusion, Fish la verse au compte d’une tendance anti-théorique héritée du « New Criticism », et insiste a contrario sur l’importance des questionnements en cause aux yeux de l’institution - dont, entre autres gratifications, l’invitation qui lui a été adressée de présenter ce cycle de conférences au Kenyon College constituerait la preuve.

«  Folger Papers » 

Telles sont, résumées à grands traits, les positions défendues par Stanley Fish en 1980, et dont je me propose d’examiner la pertinence, et l’intérêt dans le contexte intellectuel actuel. Mais, avant d’en arriver là, précisons que Quand lire c’est faire offre aux lecteurs deux autres textes de Fish : « Folger Papers. Un argumentaire contre le « professionnellement correct » dans l’enseignement littéraire », postérieur de 15 ans aux textes précédents, est extrait de Professional Correctness : Literary Studies and Political Change16. Toujours fondée, de façon conséquente, sur l’hypothèse du déterminisme des communautés interprétatives, cette réflexion s’en prend successivement à la critique politique, à l’historicisme et à l’interdisciplinarité, ce qui permet à Fish de jeter non pas un mais trois pavés dans la mare du milieu universitaire de l’époque, dont l’évolution (cf. les « culture studies » et autres « gender studies » notamment) a déjà, depuis lors, connu des répercussions de ce côté-ci de l’Atlantique. On pourrait estimer irritant ou savoureux, c’est selon, de voir Fish contester l’interdisciplinarité, quand on sait que ses travaux portent à la fois sur la littérature et le droit. Mais, une fois encore, le paradoxe tombe de lui-même lorsqu’on s’avise que Fish ne nourrit en la matière aucun fantasme totalisant qui le conduirait à militer pour une unification des connaissances, bien au contraire : son propos semble plutôt de défendre les recherches disciplinaires, en nous incitant, sans nostalgie d’une impossible synthèse épistémologique, à accepter de faire ce que nous faisons et d’être qui nous sommes. Comment concilier cette « injonction » avec la double casquette du Professeur Fish, éminent spécialiste de droit et de littérature ? En remplaçant l’utopique notion d’interdisciplinarité par celle d’indisciplinarité, qu’Yves Citton introduit dans sa préface à Quand lire c’est faire :

« […] il s’agit de creuser (disciplinairement) sa discipline jusqu’au point où l’on met à nu son manque de fondations, et où ce trou nous ouvre un souterrain vers le manque de fondations d’une autre discipline. De ce dialogue entre droit et littérature, les disciplines ne sortent pas enrichies ni supplémentées l’une de l’autre, mais sapées, et sommées de se reconstituer sur des bases nouvelles et déniaisées. » (p. 12)

Rapportée à celles qui étaient présentées dans les trois conférences de 1979, cette position - qui les prolonge - apparaît en définitive cohérente. Mais il est un point qui risque de plonger le lecteur dans la perplexité. En effet, ce triple contre-argumentaire est précédé d’un bref plaidoyer en faveur de l’intention et de l’intentionnalisme, où il est notamment affirmé que « Essayer de comprendre ce que quelque chose signifie implique […] toujours la détermination de l’intention » (p. 103). Il est difficile, cette fois, de résister à la tentation d’y lire une forme de palinodie à l’égard des thèses antérieures. Sauf à identifier l’agent de l’intention comme étant le lecteur (ce que la formule citée semble difficilement permettre), un renversement de perspective semble tout de même s’être opéré.

Postface

L’un des intérêts majeurs de la postface autographe est précisément de revenir sur ce point épineux, et d’en spécifier - sans pour autant fermer le sens, ce qui serait un comble - les tenants et les aboutissants. Comme Gérard Genette l’a fait pour son propre compte dans « Du texte à l’œuvre »17, dans ces quelques pages Stanley Fish porte un regard généalogique ou archéologique sur son itinéraire intellectuel. Il entérine certes le rapprochement - proposé par Yves Citton - de sa pensée avec la philosophie pragmatique, mais en précisant qu’il s’agit là d’une rencontre plutôt que d’une influence puisque, de son propre aveu, dans les années 80 il n’avait lu ni William James ni Richard Rorty. L’« origine » de sa pensée doit selon lui bien plutôt être recherchée dans les travaux de Wimsatt et Beardsley, par rapport auxquels il va développer une attitude réactionnelle, réfutant tour à tour le caractère prétendument illusoire et relativiste de l’« illusion affective » et de l’« illusion intentionnelle ». A partir de ce point, Fish retrace les étapes successives de son parcours, en insistant notamment sur la fécondité de la notion de communautés interprétatives : « Non seulement elle permettait de dépasser la dichotomie sujet/objet, mais elle expliquait à la fois l’accord - les lecteurs opérant à l’intérieur d’une même communauté ont tendance à voir le même texte - et le désaccord - les membres de communautés interprétatives différentes vivent et, dans un sens très affaibli, font, des textes différents. » (p. 130). On relèvera au passage l’emploi du modalisateur (« dans un sens très affaibli »), qui contribue à la fois à préciser le propos et à en atténuer rétrospectivement le potentiel provocateur.

Ce regard rétrospectif permet de plus à Fish de signaler certaines convergences de vues, par exemple avec J.L. Austin18 et Thomas Kuhn19 : il est vrai que la communauté interprétative rejoint sous plus d’un aspect la « dimension d’évaluation » du premier comme le « paradigme » du second. Mais c’est, de façon prévisible, en fin de parcours qu’apparaît la question la plus cruciale, à propos de la dimension descriptive et/ou normative de la notion de communauté interprétative. Interrogation majeure, car la réponse qu’on y apporte détermine en fait des entreprises distinctes ; la différence séparant : « 1. l’effort normatif pour déterminer ce qu’un texte signifie réellement et 2. l’effort historique pour suivre l’ascension et la chute (et peut-être la nouvelle ascension) des interprétations » (p. 133). Ce réajustement est décisif, dans la mesure où lui seul permet de comprendre le plaidoyer en faveur de l’intentionnalisme que nous avons vu faire son apparition dans « Folger Papers ». En effet, Fish concède qu’il a pu antérieurement lui arriver de fusionner cette double dimension (descriptive et normative), au lieu qu’il lui apparaît désormais que l’idée de communauté interprétative, pertinente dans une perspective descriptive, ne l’est pas dans une perspective normative. En d’autres termes, elle n’est d’aucun secours à qui se demanderait : « Que signifie réellement ce texte ? », « Quelle en est l’interprétation juste ou vraie ? ». On constate donc que, s’il n’y a pas stricto sensu palinodie (la notion de communauté interprétative demeure valide pour qui souhaite esquisser un panorama des successives victoires et défaites des interprétations concurrentes), le changement de perspective, ou si l’on préfère de question, modifie radicalement la donne : « « l’intention de l’auteur » […] est la seule candidate possible au statut de source de la signification. » (p. 134).

On peut certes être surpris, dans un premier temps, de la régression - en termes d’audace spéculative, du moins - qui semble se manifester à la faveur d’une telle assertion, pour le coup ni contre-intuitive ni paradoxale. Mais, à y regarder de plus près, d’une part cette valorisation de l’intention auctoriale est conforme à la nébuleuse intellectuelle qui informe les travaux de Fish, puisqu’elle correspond à la négation du caractère illusoire que les « New Critics » assignaient à ladite intention20 ; d’autre part, Fish n’a pas plutôt posé l’intention d’auteur comme seul critère valide pour la mise au jour de la signification d’un texte, qu’il fragilise cette notion, en l’évidant de son « contenu » endoxal, et en sapant les certitudes qui d’ordinaire en découlent. Car il n’a de cesse de minimiser les répercussions empiriques de ce réajustement, insistant a contrario sur sa seule validité théorique :

« L’intentionnalisme n’est pas une méthodologie ; c’est juste la bonne réponse à une vieille question : « Quelle est la signification d’un texte ? » Mais avoir la bonne réponse n’est pas la clé du succès de l’interprétation ; en réalité, ça n’a même aucun effet sur l’interprétation. Savoir qu’un texte signifie ce que son auteur a voulu ne vous dit pas comment déterminer cette intention. Ca  ne vous dit même pas qui est ou ce qu’est l’auteur ; spécifier l’intention et l’identité de celui qui a l’intention sont des actes empiriques […] » (p. 135)

On constate donc que l’abjuration des thèses antérieures n’était qu’apparente ou, une fois encore, illusoire. Si vouloir spécifier l’intention de l’auteur ne nous dit pas comment le faire, alors ce paramètre discriminant entre interprétations exactes et inexactes ne l’est qu’au plus haut degré de généralité théorique et, sur le terrain des analyses empiriques, ne saurait constituer l’antidote (utopique) aux controverses interprétatives. Lesquelles se produisent, et continueront de se produire, sur fond des conditionnements sociaux, culturels et épistémologiques, qui pèsent sur les divers candidats à l’interprétation. Dans les termes de Fish, qui loin de se renier persiste et signe : « […] la communauté interprétative est l’espace à l’intérieur duquel l’effort pour spécifier l’intention procède. » (p. 136). Reste donc, sur le plan empirique, tout en délaissant les questions générales et l’espoir de certitudes enfin inébranlables, à faire au mieux, en fonction des moyens dont nous disposons - ce qui, Fish en convient, n’est pas sans similitude avec une attitude pragmatiste, autre nom de l’« anti-dogmatisme ».

Y a-t-il un texte dans cet article ?

Alors, en définitive, quid de Stanley Fish : dogmatique ou antidogmatique ? Relativiste ou déterministe ? Au vu de ce qui précède, on voit bien que tenter de répondre à de telles questions constitue une gageure, du moins aussi longtemps que l’on se situe dans le cadre de réflexion esquissé dans Quand lire c’est faire. Et le moyen de faire autrement ? Sans doute est-ce ce qui conduit Antoine Compagnon à qualifier la thèse de Fish d’« indiscutable »21 - tout en ne cessant de la récuser. En effet, s’il n’existe aucune préséance du texte sur l’activité interprétative du lecteur, l’hypothèse même d’une position d’extériorité suffisamment stable pour que puisse se déployer avec quelque assurance le geste critique et évaluatif s’effondre. En présentant, à rebours des idées reçues, comme j’ai pu donner l’impression de le faire dans les pages précédentes, les thèses de Fish comme antidogmatiques, je ne fais en sorte que donner la preuve du déterminisme qu’exerce sur ma lecture de cet essai la communauté interprétative qui façonne et les questions que je pose, et les réponses que j’y apporte, malgré que j’en aie. Quand lire c’est faire ne possédant ni existence stable a priori, ni signification objective déterminée, qui prétend mettre au jour semblable signification est au rouet, puisqu’il ne « retrouvera » dans le « texte » que ce qu’il y a « lui-même » (en tant que membre d’un ensemble communautaire) semé.

Voilà qui met en lumière toute la fragilité - signalée dès le préambule - de la position que j’ai adoptée : le retour à l’« original », en vue de « rectifier » l’image déformante qui a été donnée des thèses de Fish par ses/leurs détracteurs, participe d’une attitude encore largement inféodée à la doxa essentialiste, puisqu’elle présuppose la croyance en un accès possible à « ce que Fish aurait vraiment voulu dire », signification plus exacte que d’autres, dont il subsisterait des traces à même la « lettre » du texte. Mais s’il n’existe rien de tel que la « lettre » du texte, dans la mesure où c’est l’activité interprétative qui constitue ledit texte, malgré les intentions charitables qui l’animent, l’entreprise est d’avance vouée à l’échec. On en aboutit donc à ce savoureux paradoxe, que même les plus zélés défenseurs de Fish ne peuvent voler à son secours - pour peu qu’il en ait besoin - sans cesser de souscrire aux thèses qu’ils prétendaient précisément justifier.

Mais peut-être la revalorisation tardive de l’intention auctoriale, introduite dans « Folger Papers » et affinée dans la postface autographe, permettrait-elle de s’extraire de ce vertigineux tourniquet (ou tourbillon) interprétatif ? En apparence oui, puisque dans les propres termes de Fish (je sais…), « si l’interprétation est une activité sérieuse, elle doit avoir un objet qui est indépendant et antérieur aux efforts des interprètes pour le spécifier » (p. 134) ; de sorte que vouloir mettre au jour son intention (exacte) ne constituerait pas une ambition aporétique. Tel est bien le cas au plus haut degré de généralité théorique, c’est-à-dire sur un plan purement spéculatif, mais puisque l’intentionnalisme n’est pas une méthode, et se révèle dépourvu de conséquences empiriques, le zélateur de Fish n’est guère avancé, et devra se contenter vaille que vaille d’une forme de bricolage interprétatif pour spécifier ladite intention. Tâtonnements interprétatifs qui n’adviendront que dans l’espace très fortement contraint et contraignant de la communauté interprétative du candidat-herméneute. Nous voilà donc revenus au point de départ, et l’espoir d’une issue a fait long feu : on ne résout pas une aporie.

Mais peut-être peut-on sortir d’une impasse, en prenant quelque distance à l’égard des thèses de Fish. Ce qui y incite est en effet le caractère circulaire de ses réflexions, dont témoigne cet extrait de « Folger Papers » :

« […] le fait que je sois moi-même sujet à la contestation que j’ai portée contre mes prédécesseurs n’affaiblit pas ma position mais la réaffirme. L’idée d’une position qui serait invulnérable à la contestation n’a de sens que si vous croyez en la possibilité d’une position innocente de tout présupposé ; c’est bien sûr exactement ce que je ne crois pas, et le fait que mes présupposés soient susceptibles d’être délogés ne réfute pas mon argumentation mais la confirme, puisque c’est une extension de cette même argumentation. » (p. 99)

Ou comment, lorsqu’on vous démontre que vous avez tort, avoir en définitive raison -  à la faveur d’un changement d’échelle. Cette variante du jeu logico-rhétorique de « Pile, je gagne ; Face, tu perds » constitue un bon exemple de raisonnement tautologique, et c’est en ce sens me semble-t-il que les accusations de dogmatisme formulées à l’encontre de Stanley Fish par Antoine Compagnon doivent en définitive être comprises. Les thèses de Fish déterminent en effet un système clos, dont il semble rigoureusement impossible de sortir. Le problème est que, d’ordinaire, qui dit « dogmatisme » dit imposition, sous une forme assertive, d’un ensemble de prescriptions présentées comme positives. Or rien de tel en apparence chez Fish, où l’objet des assertions est toujours négatif : absence de stabilité du texte, inexistence d’une signification déterminée, incertitude relative aux moyens d’accès à l’intention auctoriale. Aussi, comme l’on parle de « théologie négative », pourrait-on sans doute parler ici de « dogmatisme négatif » - au sens d’« inversé ». Mais l’attitude sous-jacente est similaire, puisqu’elle désamorce toute réfutation, non pas en en niant la possibilité, mais de façon plus retorse (ou ingénieuse) en la retournant par avance au bénéfice de ses propres thèses. Cette dimension totalisante, que d’aucuns qualifieraient de « totalitaire » - et dont certaines versions de la psychanalyse appliquée nous fourniraient d’autres exemples - explique en grande partie le désarroi, face aux thèses de Fish, des universitaires accoutumés à raisonner d’après des modèles scientifiques. On s’accorde en effet de nos jours à reconnaître que ce qui fonde la scientificité d’une théorie, ce n’est pas son infaillibilité, mais au contraire sa faillibilité, c’est-à-dire la capacité de ses thèses d’être réfutées. Or Fish, précisément, ne souscrit pas au modèle scientifique, de sorte que, dans la partie qui l’oppose à ses détracteurs, les dés sont pipés.

Si, en ce sens très affaibli, on peut semble-t-il conclure au dogmatisme de Fish, qu’en est-il de son relativisme ? Sur ce point, on a vu avec quelle constance, et avec quelle rigueur contre-argumentative, il désamorce ces accusations, à bon droit tant que l’on se maintient sur le plan spéculatif. Mais à partir du moment où, ayant posé l’intention d’auteur comme seul critère fiable de validation d’une interprétation, il porte une inquiétude sur la possibilité même de mettre au jour cette intention, comme d’identifier son agent, on comprend que la hantise du relativisme puisse faire retour. Une fois encore, ce problème découle d’une différence d’échelle entre la pensée de Fish et celle de ses opposants : d’ordinaire, dans le champ des études littéraires, la plupart des enseignants-chercheurs (et en l’occurrence le cumul des deux fonctions est loin d’être indifférent) sont accoutumés à évaluer la pertinence d’un quelconque modèle théorique non seulement à l’aune de sa cohérence interne, mais aussi voire surtout en fonction de ses capacités heuristiques, en particulier de son « rendement » analytique. Or Fish dissocie ces deux pôles, lorsqu’il affirme que « le fait qu’une thèse n’ait pas de conséquences sur les explications de texte (practical criticism) n’est accablant que d’un point de vue particulièrement étriqué » (p. 100) et fondamentalement antithéorique. Mais, au risque de la petitesse ou de la mesquinerie, qui conteste la possibilité de cette disjonction du théorique et de l’empirique pourra en apparence à juste raison s’inquiéter des dérives relativistes générées par les thèses de Fish. Aussi longtemps qu’on accepte de le suivre sur son propre terrain, Fish n’apparaît donc nullement relativiste, et a raison de l’affirmer, mais dès lors que le spécialiste de littérature lui fait faux bond, non pas pour atteindre une hypothétique et utopique absence de présupposés, mais pour raisonner d’après ses présupposés habituels – cadre de réflexion dans lequel la théorie est sommée de rendre des comptes en vertu de son degré d’opérativité empirique -, alors la crainte du relativisme peut paraître fondée. Cette divergence de vues offre un bon exemple de dialogue de sourds, l’incommunicabilité tenant ici à la dimension irréconciliable des présupposés de l’un et des autres. Or on se doute de l’interprétation que le constat de cette fracture inspirerait sans doute à Fish : cet irréductible divorce s’explique par l’appartenance des antagonistes à des communautés interprétatives différentes.

Par-delà les questions de dogmatisme et de relativisme, cette notion, Alpha et Omega  de la pensée de Fish, appelle quelques questions. A l’époque contemporaine, nul sans doute ne défendrait l’hypothèse, intenable dans son positivisme naïf et obsolète, d’une possibilité de prise en compte « objective » de la littérature, qui serait alors considérée comme pourvue d’une réalité empirique a priori. Comme l’a bien montré Piaget22, les « faits » littéraires ne sont pas de l’ordre du donné mais du construit, et cette construction repose inévitablement sur des présupposés, variables en fonction des observateurs. Quiconque parle de littérature le fait toujours, volontairement ou non, consciemment ou non, depuis une position située, impliquant un ensemble de convictions positives et négatives - ce que l’on peut appeler, qu’elle dise ou pas son nom, une théorie de la littérature. Cela posé, pourquoi l’hypothèse d’une autorité des communautés interprétatives, qui ne semble que renchérir sur cette idée, est-elle pour sa part susceptible de provoquer de si vives réticences ? En effet, antérieurement à Fish, les théoriciens de la réception de l’Ecole de Constance23 avaient eux-mêmes défendu l’idée d’une prédétermination de l’activité lectrice, sans que leurs thèses ne suscitent un tel tollé. C’est que la radicalisation théorique opérée dans Quand lire c’est faire repose en fait sur des présupposés tout de même différents, en dépit de similitudes de façade, et dont les implications se révèlent clairement jusqu’au-boutistes. Dans le champ des études théoriques françaises, c’est à Antoine Compagnon que nous devons l’identification la plus précise de ces enjeux, et des réels problèmes qui se posent alors :

« Ces communautés interprétatives, à la manière du répertoire d’Iser ou de l’horizon d’attente de Jauss, sont des ensembles de normes d’interprétation, littéraires et extra-littéraires, qu’un groupe partage : des conventions, un code, une idéologie, si l’on veut. Mais, à la différence du répertoire et de l’horizon d’attente, la communauté interprétative ne laisse plus la moindre autonomie au lecteur, ou plus exactement à la lecture, ni au texte qui résulte de la lecture : avec le jeu de la norme et de l’écart, toute subjectivité est désormais abolie. »24

  
Que l’on partage ou non avec Antoine Compagnon la volonté de défendre une dialectique de la norme et de l’écart, le problème posé par la notion de communauté interprétative est bien celui de l’annihilation de la liberté du lecteur, et corollairement de l’évacuation de sa subjectivité, pourtant fréquemment perçue comme consubstantielle à l’activité lectrice. Ce dernier point découle de la liquidation déjà évoquée de la dualité du texte (objectif) et du lecteur (subjectif), « puisque texte et lecteur se dissolvent dans des systèmes discursifs, lesquels ne réfléchissent pas la réalité, mais sont responsables de la réalité, dont celle des textes et des lecteurs. »25 La thèse de Fish a beau avoir été parfois présentée comme excessivement libertaire, à l’examen elle se révèle au contraire, sur le terrain de la lecture, radicalement liberticide - puisque, à la limite, ce n’est pas moi qui lis, mais la communauté interprétative qui me façonne de A à Z, et lit ainsi en quelque sorte à travers moi. Plus que sa dimension contre-intuitive ou paradoxale, c’est bien en définitive cette annulation de la liberté du sujet-lecteur qui est appelée à provoquer les plus vives réactions de rejet face à la position de Fish. Pour s’en convaincre, il n’est que de confronter cette pensée à celle de Pierre Bayard, qui lui aussi, dans ses essais successifs, bat sans cesse en brèche les idées reçues sur la littérature et la lecture. Mais s’ils partagent certains présupposés (en particulier celui de l’inexistence du texte) et emprunts notionnels (la notion de « paradigme » introduite par Thomas Kuhn), ils aboutissent à des positions diamétralement opposées ; leur divorce pouvant se résumer au gouffre qui sépare la « communauté interprétative » (Fish) du « paradigme intérieur »26 (Bayard). Aux yeux des tenants d’un néo-positivisme sérieux, raisonnable et bien tempéré, sans doute ces deux positions apparaîtront-elles aussi iconoclastes et extrémistes l’une que l’autre ; mais force est de constater que l’une, celle de Fish, survalorise en définitive la notion d’autorité (tout en la « dépersonnalisant »), au lieu que l’autre (celle de Bayard), aboutit à une radicale émancipation du lecteur - qui devient en quelque sorte à lui-même son propre « code », dans une perspective quasi « monadique ». Aussi, par-delà une équivalente iconoclastie, la position de Pierre Bayard se révèle-t-elle plus aisément acceptable, à proportion même de cette valorisation du lecteur qu’elle induit, au point qu’on pourrait parler à son propos de glorification de la « lectoritas ».
Toutefois, précisons que dans Quand lire c’est faire, à aucun moment Stanley Fish ne nie explicitement l’existence chez les divers lecteurs d’idiosyncrasies. On pourrait même fugitivement éprouver l’impression qu’il est prêt à leur reconnaître un certain pouvoir, puisqu’il prend acte du phénomène de divergences interprétatives. Mais, à l’examen, c’est bien ce pouvoir (ou cette force agissante, cette Wirkung) des idiosyncrasies qui est récusé(e), car pour lui, si les interprétations divergent ou s’affrontent, c’est non pas en raison du conditionnement de l’économie de lecture par l’histoire personnelle de chaque lecteur singulier, mais en vertu de l’appartenance de ces divers agents de la lecture à des communautés interprétatives différentes.

A ce propos, sur le propre terrain balisé par Fish, peut-être un certain flottement se fait-il jour. Certes, il montre avec clarté, exemples à l’appui, comment, en diachronie, les interprétations valorisées par des communautés interprétatives différentes sont appelées à se succéder, ad libitum. Mais, lorsqu’il prend en compte l’existence de divergences interprétatives survenant en synchronie, le raisonnement paraît moins convaincant, faute d’une formalisation de l’extension de la notion de communauté interprétative - c’est-à-dire du champ qu’elle peut, ou non, couvrir. Quant à la question des modalités de constitution des communautés interprétatives, elle semble également laissée dans un flou relatif. Or on voit bien quelle question ces « points aveugles » de la théorie laissent partiellement en suspens : comment expliquer que, à la même époque, dans tel microcosme universitaire rassemblant des individus soumis au même type de conditionnement social, culturel et épistémologique, de notables divergences interprétatives puissent voir le jour ? Répondre que les différentes interprétations sont - au moins pour partie - déjà là, car héritées de communautés interprétatives antérieures, et dès lors disponibles, ne ferait que déplacer ou plutôt que reculer le problème, car alors force est de se demander quel facteur va orienter tel individu vers telle interprétation plutôt que vers telle autre. Sa force de persuasion, fondée sur sa cohésion logique et sur son pouvoir de séduction ? Le problème ne ferait que reculer d’un cran supplémentaire, puisque la « réponse » ne dit rien des raisons qui me poussent à adhérer à cette position plutôt qu’à une autre, étant donné qu’une interprétation ne saurait se prévaloir d’une supériorité intrinsèque à diverses autres interprétations. D’autant moins que, sur le terrain mouvant des interprétations, la logique binaire n’a généralement pas cours, et que les différences peuvent tenir à des distinctions beaucoup plus subtiles.

De plus, le problème semble reconductible à un degré supérieur d’abstraction, ou de généralité théorique. Si l’on délaisse l’interprétation de telle œuvre littéraire singulière pour s’intéresser à la question même de l’interprétation et de ses limites, quel facteur incitera les divers membres d’un microcosme universitaire donné à opter disons, presque au hasard, pour les thèses de Stanley Fish plutôt que pour celles d’Umberto Eco27 ? Il me semble que le choix relève malgré tout, en dernier ressort, malgré les indéniables déterminismes qui s’exercent sur nous tous, d’une « décision » individuelle. Ce pouvoir décisionnaire est sans doute réduit à la portion congrue, puisqu’il s’exerce nécessairement sur fonds de multiples conditionnements, et est donc lui-même pour partie conditionné, mais il me paraît tout de même témoigner d’une forme, même minimale, de liberté, qui échappe à la communauté interprétative - sauf à considérer que le lecteur singulier peut à lui seul déterminer les contours d’une « micro-communauté interprétative »… qui n’aurait plus grand-chose de communautaire, et correspondrait mutatis mutandis au « paradigme intérieur » de Pierre Bayard. Sans doute, dans le cadre tautologique où les thèses de Fish nous contraignent de tourner, cette pathétique (?) défense de la liberté du lecteur, indice d’un reliquat d’humanisme (?), peut-elle revêtir une valeur d’indice, et renvoyer à la force de conditionnement qu’exerce sur moi « ma » communauté interprétative d’appartenance, mais pour en revenir au nœud du problème, les modalités de constitution et les limites de cette entité nébuleuse apparaissent tout de même nimbées d’un flou excessif.

Jouvence


Par-delà ce point de désaccord, de résistance ou de réticence, qu’en est-il du bénéfice que le lecteur francophone peut escompter aujourd’hui d’une (re)découverte des théories de Stanley Fish telle que l’autorise la publication de Quand lire c’est faire ? Ici, de ma part, nulle réserve : ces quelques pages, parmi d’autres28, sont l’indice du caractère stimulant de cette pensée, qui chez son lecteur suscite le désir d’écriture, que ce soit pour discuter ou prolonger les thèses de Fish.

En effet, quand bien même il affirme in fine que sa réhabilitation de l’intentionnalisme « n’a […] absolument aucun effet sur l’interprétation » (p. 135), la façon même dont il réfute la capacité heuristique de sa position (« Ca ne vous dit même pas qui est ou ce qu’est l’auteur », idem) ouvre paradoxalement des pistes particulièrement fertiles pour qui se soucie d’analyses empiriques. Ce refus d’identifier l’intention et l’auteur (comme son garant) apparaît fondamental pour qui s’intéresse notamment à la dimension éthique et/ou aléthique de la littérature. Dans une récente étude consacrée à l’oeuvre de Michel Houellebecq, Raphaël Baroni me semble ainsi indirectement démontrer toute la fécondité de la position de Fish, lorsqu’il affirme, à propos des analyses barthésiennes du « Sarrasine » de Balzac :

« Nous voici […] face à au moins quatre voix différentes suivant que l’interprète attribue l’énoncé au narrateur, à l’auteur, à la doxa romantique ou à une vérité universelle. Si l’on ajoute que l’énoncé fictionnel pourrait aussi bien être considéré comme l’expression d’une vérité ou d’une doxa fictives, et que l’on pourrait aussi le relier, par le biais du discours rapporté ou d’un changement de point de vue, à une personne réelle ou fictive distincte du narrateur ou de l’auteur, nous pouvons dresser une cartographie sommaire des principales sources attribuables à la parole littéraire. […]
Sans entrer dans des subdivisions plus fines, nous constatons que, suivant la manière dont l’interprète relie les énoncés romanesques à ces différents pôles, cela modifiera en profondeur la valeur éthique ou aléthique qu’il pourra attribuer au discours fictionnel ou à la lecture elle-même. »29

Certes, Baroni ne cite pas explicitement Fish, mais on voit bien comment sa position, relevant d’une narratologie post-classique, se déploie à partir de la faille ouverte par l’auteur de Quand lire c’est faire dans l’édifice de nos « certitudes » relatives à l’activité interprétative. Cet exemple me paraît démontrer que, même si Fish ne se soucie nullement du bénéfice empirique consécutif à son entreprise de théorisation - qu’il déclare nul -, la façon même dont il fragilise un certain nombre d’idées reçues peut, de façon indirecte, générer un renouvellement notable de la critique littéraire.

Mais, comme il y insiste lui-même, c’est bien sur le plan de la spéculation théorique, dont seul il se réclame, que sa pensée exerce de la plus spectaculaire des façons son pouvoir de séduction, voire de fascination. La jouissance dispensée par Quand lire c’est faire tient pour une bonne part à la pratique de l’affabulation théorique. On a vu que plusieurs des conférences rassemblées dans ce volume étaient en effet construites sur le même modèle : à partir d’une anecdote relative au milieu universitaire, et qu’il est tentant de considérer comme une manière de « leurre pédagogique » provisoire, la réflexion se déploie de façon vertigineuse, en se nourrissant de thèses adverses mais aussi et peut-être surtout d’elle-même. Yves Citton souligne à juste titre dans sa préface que cette pratique de l’affabulation « tient surtout à une joie (exubérante et contagieuse) de jouer le jeu de la théorie » (p. 15), et insiste sur le fait que « derrière la polémique de surface, on sent le plaisir presque sensuel que prend l’auteur à construire et à raconter des fables théoriques, et à considérer la pensée comme un lieu d’expérimentation presque jubilatoire » (p. 16). Le diagnostic me semble des plus juste, qui permet d’esquisser un portrait de Stanley Fish en trafiquant du concept, fasciné par sa propre virtuosité.

Bien sûr, on n’a pas manqué de lui faire grief de cet extrémisme spéculatif qui paraît larguer les amarres pour un voyage au long cours, aventureux (dans l’acception polysémique du terme), dans les eaux de la théorie. Mais, d’une part, quel que soit son extrémisme, la pensée de Fish demeure parfaitement cohérente, et toujours soucieuse de conserver un lien avec les « realia » qui lui tiennent lieu de point de départ (la notion de communauté interprétative étant pour beaucoup dans le maintien de cet ancrage) ; d’autre part, elle ne fait que témoigner ainsi des défauts inhérents à la théorie de la littérature. Sans doute est-il loisible de préférer des approches plus sages et/ou mieux tempérées, qui s’efforceraient de jeter un pont entre théorie et sens commun, puisque nous vivons (lisons, interprétons) effectivement dans cet entre-deux. Mais c’est ici que doit intervenir la prise en compte du phénomène de dépragmatisation/repragmatisation de la pensée de Fish, tel qu’évoqué en préambule à ces notes de lecture. La publication en anglais des conférences et études rassemblées dans Is there a text in this class ? date de près de 30 ans, et à l’époque on pouvait y voir le versant le plus radical d’un parti pris théoricien qui faisait florès, en particulier Outre-Atlantique. Mais depuis lors, les choses ont bien changé, de sorte que dans le paysage universitaire - et plus largement « intellectuel » - français, la réapparition des thèses de Fish me paraît profondément salubre. Le climat actuel y est en effet, sinon anti-intellectuel, du moins clairement anti-théorique, par un de ces retours de balancier qu’évoque Antoine Compagnon dans son Démon de la théorie. Les « excès » théoriciens sont présentés comme relevant d’une attitude démodée, et se voient sommés de céder le pas à une version sommairement dépoussiérée de l’histoire littéraire, souvent mise au service d’une conception patrimoniale de la littérature. Sur fond de liquidation du programme moderniste, dont l’heure de gloire est déclarée révolue, les épouvantails d’hier, Lanson et Sainte-Beuve, dont on se plaît à souligner les subtilités naguère inaperçues pour cause d’œillères théoriciennes, semblent ainsi en passe de redevenir les sujets-vedettes qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être - n’était la parenthèse heureusement refermée des outrances spéculatives. Dans ce contexte régressif, où même certains anciens thuriféraires de la chose théorique semblent tourner casaque30, la traduction de Quand lire c’est faire apparaît salutaire, dans la mesure où l’ouvrage constitue une réfutation en acte de l’hypothèse de la fin de la théorie, tant sa capacité d’inquiéter les pseudo-vérités endoxales demeure intacte. Plutôt que dans le sens directement politique qu’Yves Citton donne à sa formule, c’est selon moi en ce sens que l’on peut parler de « bombe à retardement »31.

Actuelle, la pensée de Stanley Fish l’est donc non seulement en raison de similitudes, à vrai dire relatives, avec les travaux des pragmatistes américains, que l’on redécouvre également ces temps-ci en France32, ou avec ceux de Pierre Bayard ; non seulement en raison du dialogue stimulant qu’elle entretient33 avec les tenants des « études culturelles » ou « de genre(s) » ; mais aussi, et de façon plus décisive, en raison du manque qu’elle permet de venir combler dans le paysage intellectuel contemporain. Certes, en raison de sa dimension contre-intuitive, paradoxale, excessive, voire aporétique, elle pose de nombreux problèmes ; certes, il est possible d’y voir la manifestation d’une forme d’« athéisme cognitif »34 ; mais il n’est pas question de considérer Quand lire c’est faire comme un texte prescriptif et proscriptif dont les enseignements (lesquels ?) devraient être suivis à la lettre. C’est au contraire de ses excès mêmes, qui appellent la discussion, que l’ouvrage retire ses principales vertus - ce qui en fait un antidote idéal au règne de la « bien-pensance » néo-positiviste dont les contours s’esquissent à l’heure actuelle. Le tour assertif des écrits de Stanley Fish, couplé aux positions qui y sont défendues, possède l’indéniable mérite de nous inquiéter, et par là même de nous inciter à faire retour sur nous-mêmes, afin d’examiner le bien-fondé de nos convictions (ou de ce que nous tenons pour « nos convictions »). Salubre, l’ouvrage l’est donc avant tout en tant qu’entreprise de déniaisement, vertu inhérente à la théorie de la littérature35, dont le nécessaire mouvement de relance est ainsi assuré.

 

 

 

 

Notes


1 Poétique, n° 155, septembre 2008, pp. 345-378. La référence originale de l’étude de Stanley Fish est donnée dans la note 1 (p. 376) : « Cet essai a d’abord paru sous le titre « Literature in the Reader : Affective Stylistics » dans New Literary History, The Johns Hopkins University Press, vol. II (automne 1970), p. 123-162, puis, amputé d’une courte section sur le Phèdre, en annexe à l’ouvrage de Fish, Self-Consuming Artifacts. The Experience of Seventeenth-Century Literature, University of California Press, Berkeley, Los Angeles/London, 1972, p. 383-427. (N.d .T.) ».

2 http://www.vox-poetica.org/
Conférence prononcée en avril 1979 au Kenyon College, dans le cadre du John Crowe Ransom Memorial Lecture. A fait l’objet d’une première publication dans l’ouvrage de Fish intitulé Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Communities, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980.

3 Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007 (préface d’Yves Citton, postface de Stanley Fish). Les autres textes repris dans ce volume sont « Y a-t-il un texte dans ce cours ? » et « Démonstration vs. Persuasion : deux modèles d’activité critique », conférences d’avril 1979 (Kenyon College), publiées en anglais dans Is There a Text in This Class  ? (op. cit.), ainsi que « Folger Papers. Un argumentaire contre le « professionnellement correct » dans l’enseignement littéraire », originellement paru dans Professional Correctness : Literary Studies and Political Change, Oxford, Clarendon Press, 1995.

4 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, coll. « La couleur des idées ».

5 Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995, coll. « Poétique ».

6 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 70.

7 Meyer H. Abrams, « The Deconstructive Angel », Critical Inquiry, 3, n° 3, spring 1977 ; « How to do things with texts », in Doing Things with Texts : Essays in Criticism and Critical Theory, New York, Norton, 1989, pp. 567-588.

8 E.D. Hirsch, « Objective Interpretation », PMLA 75, 1969, pp. 463-479.

9 W.K. Wimsatt et Monroe Beardsley, « The Affective Fallacy » (1949), dans M. Beardsley, The Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry, Lexington, University of Kentucky Press, 1954.

10 Quand lire c’est faire, op. cit., p. 56. Le point d’interrogation qui suit « Ohman » s’explique par l’incertitude de Fish, dans le cadre de son cours, quant à l’orthographe exacte de ce patronyme.

11 Il est intéressant de constater que Stanley Fish minimise la portée de l’opération par l’emploi d’une formule restrictive : « Entre les deux cours, je n’ai fait qu’un changement. [Je souligne] J’ai tracé un cadre autour du sujet de devoir et j’ai écrit au-dessus de ce cadre : « p. 43 ». » (Quand lire c’est faire, op. cit., p. 57). Or cette adjonction peut au contraire paraître capitale, dans la mesure où c’est par son entremise que la liste antérieure change de statut pour devenir texte. Sans doute serait-il excessif, à propos du cadre et de l’indication de pagination, de parler de « propriétés objectives », mais ces éléments conditionnent fortement la lecture qui va suivre, et renvoient clairement à une intention antécédente : celle de Fish lui-même. Intentionnalité confirmée par la « consigne » qui suit : « Quand les étudiants du second cours sont entrés dans la salle, je leur ai dit que ce qu’ils voyaient au tableau était un poème religieux du type de ceux qu’ils avaient étudiés, et je leur ai demandé de l’interpréter. Immédiatement, ils s’exécutèrent […] » (ibidem). Certes, cette expérience pédagogique permet d’affirmer que les lecteurs font les poèmes, mais on voit bien qu’en l’occurrence ils y ont été considérablement « aidés » : 1) par l’intention de leur Maître 2) par l’adjonction à la liste de ce qui peut être perçu comme une structure de texte 3) par une directive interprétative émanant d’un lieu de parole auctorisé. Il serait donc plus juste de dire que c’est Stanley Fish lui-même qui a fait de cette liste un poème, et que ses étudiants se sont contentés de valider son intention, comme il les y engageait - se contentant de renchérir sur son interprétation.

12 Quand lire c’est faire, op. cit., p. 29 sq.

13 « Il est possible, par exemple, d’imaginer quelqu’un qui entendrait ou orienterait la question comme si elle portait sur la localisation d’un objet, c’est-à-dire comme : « Je pense que j’ai laissé mon texte dans cette classe… L’auriez-vous vu ? » » (ibidem, p. 32).

14 Terme qui convoque le souvenir du titre du roman de David Lodge, Small World (1984) / Un tout petit monde, Paris, Payot, 1991 pour la traduction française, coll. « Rivages , dont l’un des personnages principaux, l’universitaire Morris Zapp, aurait eu pour « modèle » Stanley Fish lui-même.

15 Ici, la position de Fish peut paraître exagérément optimiste. En effet, en particulier à l’époque contemporaine, marquée par l’effondrement des métarécits de légitimation, l’impossibilité empirique du scepticisme et du relativisme ne me paraît pas aller de soi. Certes, si l’échange tourne à la polémique, chacun des interlocuteurs va devoir, du moins sur le plan du discours, s’en tenir à « sa » position, qu’il lui faudra peut-être même défendre bec et ongles. Mais la croyance absolue du locuteur en ses assertions n’est pas inévitable, et paraît en tout cas difficile voire impossible à mesurer. On se souvient ainsi de Roland Barthes, s’ingéniant à se retirer petit à petit de son discours, au fur et à mesure qu’il le déployait, par exemple dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (Leçon, Paris, Seuil, 1978). Pour le coup, et au vu de l’épistémè contemporaine, la position de Fish peut paraître curieusement « positiviste » : ne pas pouvoir adhérer pleinement, sur le plan intime, au contenu de ses assertions détermine certes une posture particulièrement inconfortable, mais aujourd’hui nombre de locuteurs en font l’expérience quotidienne. Ce qui précède vaut bien évidemment aussi pour la présente assertion.

16 Op. cit.

17 Gérard Genette, « Du texte à l’œuvre », dans Figures IV, Paris, Seuil, 1999, coll. « Poétique ».

18 J.L. Austin, Quand dire c’est faire (1962), Paris, Seuil, 1970 pour la traduction française.

19 Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion, 1983, coll. « Champs » pour la traduction française.

20 W.K. Wimsatt et M. Beardsley, « The Intentional Fallacy » (1946), dans M. Beardsley, The Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry, op. cit.

21 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 171.

22 Jean Piaget, Etudes sociologiques, Genève, Droz, 1965.

23 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1975), Paris, Gallimard, 1978 pour la traduction française ; et Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1974), Bruxelles, Mardaga, 1985 pour la traduction française.

24 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 173.

25 Idem.

26 Sur cette notion, voir en particulier Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002, coll. « Paradoxe », p.137 sq.

27 Telles qu’il les a exprimées dans Les Limites de l’interprétation (1990), Paris, Grasset & Fasquelle, 1992 pour la traduction française, où il entreprend notamment de réfuter les thèses de Fish.

28 Voir par exemple l’article de Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », initialement paru dans la livraison de décembre 2007 de la Revue internationale des livres et des idées (http://revuedeslivres.net), puis repris sur Fabula (http://www.fabula.org/).

29 Cet article encore inédit constituera une section du prochain ouvrage de Raphaël Baroni, L’Oeuvre du temps, à paraître dans la collection « Poétique » des Editions du Seuil au printemps 2009. Que Raphaël Baroni, qui m’a permis de lire son étude sur épreuves, et de la citer, lise ici l’expression de ma sincère gratitude.

30 Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, coll. « Café Voltaire ». Il importe toutefois de préciser que si l’apparente palinodie à laquelle se livre Todorov dans cet ouvrage peut heurter dans le contexte « anti-théorique » contemporain, il n’en reste pas moins que les problèmes qu’il y aborde sont cruciaux pour quiconque s’intéresse à la littérature, à sa lecture, à sa théorie, à son enseignement.

31 « Une bombe à retardement » : tel est l’intertitre qu’Yves Citton choisit pour l’une des sous-parties (pp. 16-22) de sa préface à Quand lire c’est faire, op. cit.

32 Voir en particulier le récent ouvrage de David Lapoujade, Fictions du pragamtisme. William et Henry James, Paris, Minuit, 2008, coll. « Paradoxe », et l’entretien qu’il m’a accordé pour le compte de Vox-Poetica.

33 Du moins pour ce qui est des positions défendues dans « Folger Papers ».

34 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 70.

35 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 282.

 

 

 

 

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